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Conclusion

      Le cheminement laborieux que nous avons emprunté nous a mené à plusieurs conclusions : d’une part, nous avons pu apercevoir dans le cadre de notre ethnographie les processus par lesquels les appartenances sexuées sont socialement construites et reproduites. Retracer cette évolution, en partant de descriptions précédentes ou du matériau que nous avons nous même récolté, nous a permis d’envisager la question des conséquences de la modernisation la plus récente, celles de la réappropriation d’un discours politique sur ces mouvements, in fine des écarts que ce mouvement induit entre l’idéologie et le réel.

       Le propre du conservatisme est de souhaiter « fixer » une société à une époque donnée, qu’elle soit révolue ou actuelle. Or, sur les identités sexuées comme sur d’autres sujets, le discours de droite semble souhaiter une fin de l’histoire, bloquée entre un passé archaïque et un avant « déraciné ». Pour se faire, il s’empare de boucs émissaire idéaux de chaque coté d’un spectre « moral », et insère dans le débat public des questions identitaires.

        La société Provençale a bien évolué aujourd’hui, et même si l’on peut y retrouver les traces des « anciennes manières », celles-ci sont tout de même suffisamment amenuisées, rongées par trente-cinq ans -entre autres- de submersion démographique. A côté des formes anciennes de sociabilisations sexuées apparaissent de nouvelles, et les évolutions touchant la société française pénètrent mais sont intégrés plus lentement. La rudesse des mœurs (qui était encore le caractère « typique » il y a cinquante ans) s’est bien tempérée, en même temps que le midi rouge devenait la Côte d’Azur1.

       Le contenu « identitaire » et le type de sociabilité que portent le message frontiste paraissent combler un manque symbolique chez les populations dans lesquelles nous sommes allés enquêter, un manque de modèles transcendants à qui s’identifier. Dans un monde dynamique et ouvert tel que le nôtre, le Front national se heurte comme beaucoup avant lui aux infranchissables entraves à la constitution d’un modèle citoyen français a-historique, et de ce fait inaltérable, qui a animé les débats politiques français depuis la Révolution face au nationalisme ethnique Allemand. Il est à son tour incapable de dresser une image type du français du fait même de la diversité anthropologique qui caractérise la nation française2.

       Ceci admis, l’adhésion récurrente de presque 20% de la population à un contenu culturel à si faible potentiel en termes d’idéal-type ne s’explique que difficilement. Nous avons indiqué penser voir une explication partielle dans les structures fondamentales de la société contemporaine: le passage à une grille de classement universelle qu’est la consommation « distinctive » avec laquelle fonctionne la quasi-totalité de la société française durant les Trente Glorieuses a fait de la culture un ensemble d’items conscients s’articulant entre eux pour former une panoplie, une collection de lieux de mémoires. Cette modernisation d’une société jusque là majoritairement rurale a médiatisé les mécanismes constitutifs de l’ « identité » collective par rapport à laquelle se positionnent les « identités » individuelles, désormais régis en partie par une logique marchande d’offre et de demande soumise au monopole d’État dans le cadre de la compétition interne au champ politique. La première conséquence a été de former des individus là où auparavant existaient encore des communautés : désormais, les particularismes régionaux ne sont plus encensés comme cadres intermédiaires d’intégration à la nation, mais une haute culture universalisante les remplace et des logiques de distinction cohérentes régissent le positionnement de l’homo œconomicus sur un continuum stratifié3. Or au tournant des années quatre-vingt, le manque d’égalité devant la mobilité sociale laisse une grande partie des classes populaires et basses classes moyennes désemparées, incapables d’adhérer à la panoplie de valeurs et de référents identitaires portée par les élites, puisqu’elle légitimerait leur déclassement. Leur « inculture », de plus, est naturalisée (l’échec à l’école), entérinant leur dépossession dans le monde du capitalisme cognitif. Loin de constituer une « classe » consciemment instituée en soi et pour soi, un groupe pouvant se rassembler autour de symboles de son homogénéité, la sociologie des électeurs du Front national montre qu’ils semblent n’avoir en commun que leur peur de la mobilité descendante, ou la mobilité descendante effective, le fait d’être touchés de plein fouet et d’une manière négative par l’atomisation propre à la restructuration de la société post-industrielle4, qui rend caduque les identifications de vigueur jusqu’alors.

       Comme pour l’ensemble des régions françaises, ces trente-cinq dernières années ont eu en Provence un impact certain sur l’anthropologie de la société locale. La question de la différence entre communauté et société, débat ancien des sciences sociales, aura été un fil conducteur insidieux de notre réflexion: sans être nommée, c’est la perte du sentiment communautaire d’appartenance qui aura le plus souvent été évoquée dans les entretiens. Ces appartenances sont pourtant toujours présentes, mais leurs recompositions et leur déclassement dans des échelles de hiérarchies plus grandes provoquent une « angoisse culturelle ». Amenuisant les particularismes, gommant les accents des parlers et la rudesse des rapports interpersonnels, la civilisation des mœurs est féminisation à bien des égards si l’on prend en compte l’acceptation de la masculinité telle qu’elle est, encore aujourd’hui, conçue par les autochtones, réduite à sa dimension virile.

       La mobilité est cause d’incertitudes si elle n’est pas voulue, et ceux qui la subissent dans le sens de la descente ressentent logiquement le besoin de puiser, notamment dans un passé qu’ils peuvent revendiquer, une « archive » cognitive les structurant autour d’une « identité » transcendante valorisée. Cela afin qu’à leurs yeux, ils soient dépositaires de l’authenticité, des choix justes et justifiables. Dans notre société politique où l’État est le contenant de l’unité nationale, cette archive ne sera légitime que par le fait de la présence de mandataires se revendiquant de cet héritage commun et censés représenter cette « identité » (en fait identification ou image sociale) et ses intérêts dans le champ politique. La « pensée frontiste » semble bien être une forme de nationalisme, une mobilisation fixiste de marqueurs ethniques, d’un fond culturel prétendument inaltérable5, payante lorsque toutes les certitudes autour des individus semblent s’écrouler du fait de la remise en question progressive de l’intégralité des liens qui subjuguaient jusque-là leur seule individualité et constituaient la culture dans laquelle ils baignaient. Le Front national est pour cela un parti communautariste et non universaliste.

        Mais comme toute affirmation de la tradition, celle dont le Front national se fait défenseur est invention partielle, ou réinvention. La forme de diffusion du message permet la recomposition des contenus autant que des formes, structurant la construction d’identifications et d’appartenances autour de pôles nouveaux dont le choix est opéré à partir du calcul politique de leur rentabilité potentielle respective. N’étant plus « vécus comme l’air que l’on respire », ces pôles sont atteignables par des voies résultant en partie d’une « négociation » permanente de l’individu avec les institutions, que les électeurs du Front empruntent difficilement en raison du déficit de capital culturel qui leur aliène partiellement cette capacité à se construire des appartenances objectives légitimes. C’est ainsi que ce pouvoir se retrouve délégué à des « entrepreneurs d’images sociales » 6 que l’électorat consomme plus qu’il ne produit.

         Les couches structurellement paupérisées sont donc plus enclines à subir la prégnance de la manipulation politique médiatique, que le Front national réussit à orienter en montrant ce qui selon lui n’est pas digne d’être dit « français », en insistant sur certaines pratiques culturelles et citoyennes, notamment culinaires, où vient se matérialiser l’altérité en érigeant une frontière entre français et étranger, nous et les autres, ego et alter. La segmentation et la mobilité descendante structurellement accrues, qui caractérisent l’adaptation de la société aux normes néo-libérales et au capitalisme post-industriel, ont fragmenté la consommation culturelle, et peut-être entamé la foi en l’idéal universaliste devenu trop abstrait qui a caractérisé le modèle citoyen français durant les Trente glorieuses. Cette désunification du prisme social7 a permis la réémergence, pour une fraction dont on ne peut que craindre qu’elle soit grandissante, d’une vision rigoriste, différentialiste, communautariste et ethnicisée de la nation, de la famille et par extension de l’homme et de la femme qui la composent. Ceux qui se situent en bas ou en haut du prisme social sont des repoussoirs, on cherche à s’en distinguer par tous les moyens, histoire de n’être assimilés ni aux uns ni aux autres.

       C’est ce que le Front national tente de faire passer pour des modèles naturels, des conceptions de la culture, de la citoyenneté, du genre (ou du moins des rôles sociaux de sexe), de la famille ainsi que de la filiation, niant ainsi l’infusion de l’apport progressiste des sciences sociales et du militantisme en matière de relativisme dans notre société. Les évolutions récentes concernant les rôles masculins et féminins sont acceptées sur un mode pragmatique refusant l’intellectualisation et la contextualisation historique. Ces évolutions sont montrés comme des fruits naturels de la société chrétienne justifiant un rejet de certaines populations sur la base d’un différentialisme culturel bancal. Cela ne laisse pas, premièrement, subsister le doute quant à la politique familiale du Front national qui n’a justement pour but que de réaffirmer les limites de la logique « gréco-romaine, blanche et judéo-chrétienne » telle qu’il la conçoit, dans lesquelles est né ce progressisme pour en tracer les frontières culturelles, de réinventer la tradition patriarcale qui a survécu dans l’occident industriel en la naturalisant contre le modèle masculin dévirilisé du capitalisme post-industriel ou face à la figure sur-virilisée du musulman. Il dit oui à l’égalité sous couvert qu’elle n’émancipe pas complètement la femme, support invisible de la famille industrielle qui ne peut survivre économiquement sans le don complet qu’elle fait de sa personne, mais paradoxalement aussi dernier vestige de la famille pré-industrielle et pré-individualiste. En réaffirmant la légitimité de ces modèles, il souhaite simplement conserver les kategorein ayant dessiné la société durant cent-cinquante ans en en faisant, sinon l’émanation du dessein divin, la réalisation prétendument objective de l’essence féminine dans son inscription au sein d’une communauté nationale sur laquelle les élites en place tentent de conserver leur emprise.

       Le conservatisme actuel, donc industriel et « national », se prend au jeu de la patrimonialisation, qui lui permet de faire accepter que tout ce qui franchit les barrières dressées par ses soins, donc n’est pas inscrit dans un passé commun soigneusement sélectionné, est barbare, sinon inhumain, comme si le passé de la France bourgeoise était la réalisation des structures naturelles de l’humanité. Les événements ayant amené à la création du Printemps français en 2012 sont significatifs de la difficulté de maquiller cette position : les débats autour de l’extension du droit au mariage agitent l’ensemble des espaces sociaux nationaux de l’Occident post-industriel. Ils ont amené la dissension dans la France entière, jusqu’au sein même du Front national. Cela montrait que tout n’était pas clairement établi non plus parmi les militants et les hiérarques au sein du parti. Aidé avantageusement par des formations groupusculaires de catholiques intégristes et nationalistes radicaux (ceux que l’on situe désormais dans « l’ultra-droite », occupant de manière antinomique la droite de l’extrême-droite, ce qui montre la « droitisation » du champ politique qui se voit là obligé d’élargir son spectre ou de le réduire sur son côté gauche) qui font le travail de provocation à sa place, le Front national peut récolter les fruits de la discorde et passer pour le défenseur de l’authenticité. Et ce sans même avoir, par exemple, à chercher la médiatisation comme le faisait Jean-Marie Le Pen à la télévision publique en 1984 en s’indignant contre cette « anomalie biologique et sociale»8 qu’est l’homosexualité.

        Cette conception, homophobe et entretenant le culte d’une masculinité virile naturalisée, est abandonnée par les cadres du parti afin de leur assurer une place dans l’espace publicisé aux mains des « mondialistes », mais le milieu militant et social sur lequel il s’appuie semble avoir du mal à s’en départir9. A l’échelon national, Marine Le Pen n’a donc même pas eu à défiler au côté de la myriade d’associations et de collectifs « spontanés » manifestant contre les lois d’extension du droit au mariage, et c’est symboliquement le type d’attitudes qui permettent au Front national d’avoir le droit à une médiatisation certaine tout en donnant l’impression que le message « historique » du parti perdure. Cela participe de sa stratégie de « dédiabolisation » , en utilisant une avant-garde plus ou moins autonome qui agit à couvert. Tout en donnant l’impression d’être un parti usant de manières convenables pour agir dans le champ politique et l’espace public, elle récolte l’adhésion de tous ceux que l’incertitude quant à leur position et leur trajectoire dans le prisme social laisse désemparés et angoissés, révoltés contre des dirigeants qui semblent coupés du peuple (quand ils ne sont pas accusés de corruption), et que l’on pense (en résonance avec les tendances conspirationnistes) prêts à tout pour manipuler la population (comme avec l’affaire des « ABC de l’égalité ») pour on ne sait quel dessein dont on sait toutefois qu’il ne profitera qu’à eux-mêmes.

        Ces individus semblent réfractaires pour cela à toute institutionnalisation de ces évolutions sociales qui de fait les « déclassent » en faisant de leurs modèles des archaïsmes, alors qu’elles sont pourtant tolérées et souvent vécues au quotidien. Elles sont le symbole du regard moralisateur et accusateur de « l’élite bien pensante ». Le Front national arrive ainsi à recueillir l’ensemble des mécontents du virage libéral, perdants de la cognitivisation du marché de l’emploi, de la disparition de l’emploi industriel et des modèles anthropologiques qui le soutenaient. Ces « petits bourgeois » n’ont pas toujours les armes nécessaires à la maîtrise des capitaux leur permettant de trouver leur place dans la société telle qu’elle a évolué ces trente dernières années, et donc s’accrochent à des modèles qui les avantagent, même si ces modèles sont dévalorisés.

1M. Agulhon, Préface à Marc Boyer, L’invention de la côte d’Azur: l’hiver dans le Midi, L’aube, 2001, P.6

2Hervé Le Bras, Emmanuel Todd Le mystère français. Cela rend d’ailleurs intelligible, autrement que par la seule véhémence des intellectuels français qui s’y opposèrent, l’échec de la tentative de création d’un ministère de l’identité nationale sous la présidence de N. Sarkozy.

3Robert Castel, La métamorphose de la question sociale: une chronique du salariat., Fayard, 1995, P.370

4Segmentation telle qu’elle est décrite par Robert Castel dans La Montée des incertitudes: Travail, protections, statut de l’individu. Seuil, 2013.

5Ce qui, même sur la scène universitaire, est un point de vue défendu bien que minoritaire et largement désavoué. A.Smith The ethnics origin of nation

6Dépositaires d’un « monopole ecclésial de la production d’identités capables de produire des groupes » Voir P. Bourdieu, Art. Cit., 1981

7Robert Castel, Op. Cit., Seuil, 2013

8Sylvain Crépon Enquête au coeur du nouveau front national, P.259

9Ibid. Voir notamment le chapitre « un Front national « gay friendly« 

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