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Une société des hommes sur la route du Front

Le sexe culturel: l’arlésienne porte-elle la « braias »?

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II: Provençaux d’hier et d’aujourd’hui

     Il convient pour commencer de distinguer images sociales et pratiques réelles. Les premières, (production d’idéal type par le biais de la patrimonialisation par le haut) autant que les secondes, (l’évolution des pratiques et rôles sociaux de genres sous l’effet de la libération de la femme) s’interpénètrent dans les conceptions autochtones de genre et fournissent des modèles divers pour la constitutions d’appartenances vécues, au point que les questions « identitaires » deviennent, en Provence, un enjeu politique crucial.

      L’exposition, en première partie, de traits saillants de la culture locale déjà décrits par l’ethnologie devrait nous permettre de replacer la description des deux univers sexués dans le contexte des réseaux villageois qui la contiennent et la contrôlent au quotidien. Pour cela, nous avons pris le parti de parler des femmes non seulement en décrivant l’aspect social de leur existence, mais également en mentionnant un aspect symbolique du rôle qui leur est assigné, presque protubérant tant il saute aux yeux de l’observateur, exprimé aussi bien par les discours et le comportement des hommes que par ceux des femmes. Anticipant sur notre raisonnement, mettons immédiatement à jour le but de cette attention plus grande portée à l’univers féminin: outre les ruptures plus nombreuses qui s’observent dans la sociabilité féminine, elle nous permettra d’apercevoir ce que les hommes aujourd’hui dénoncent comme une dévirilisation de leurs rôles sociaux en décrivant l’antithèse du comportement masculin valorisé.

II.1 : Productions féminines

« Nous sera-t-il permis de rappeler, retrouvant ici encore notre critique initiale contre le populisme exclusif des ethnologues, que cet infléchissement de la civilisation provençale au milieu du siècle dernier n’a fait qu’aligner la situation du paysan sur celle du bourgeois, et du village sur celle de la nation? » [en basse Provence, la ségrégation des sexes a évolué dans le temps,] « liée à tout un environnement national, tant économique que social et même politique. Il resterait à le suggérer a contrario en montrant comment cette ségrégation commence à s’atténuer sous nos yeux. 1»

        Penser que la répartition sexuelle des tâches telles qu’elle a été décrite par les observateurs de la société provençale au XXème siècle est « intemporelle », c’est céder aux impasses théoriques d’un folklorisme profane, de conceptions avec lesquelles l’anthropologie a rompu depuis les leçons de Georges Balandier dénonçant le « perpétuel présent ethnographique » dans lequel les ethnologues semblaient placer les sociétés qu’ils étudiaient. Sur notre terrain, la répartition des tâches selon le sexe semble avoir suivi une évolution historique que nous pensons pouvoir retracer, suivant en cela les indications de Martine Segalen2 ou encore les problématiques évoquées par Maurice Godelier3, la diachronie nous permettant peut-être de dégager des permanences.

II.1.1 : Productions et reproductions paysannes

      La ségrégation particulièrement rigide observée par L. Roubin, loin d’être intemporelle et consubstantielle de la culture provençale, correspond à la description d’un moment socio-historique particulier, celui, au XXème siècle, de la diffusion d’une sociabilité « bourgeoise » dans les villages qui nous intéressent :

« C’est tout cela qui change, vers le milieu du XIXème siècle. En quoi consiste en effet, dès cette époque, la modernité? Par la dislocation de l’ancien système d’économie domestique, elle va amenuiser progressivement, parfois jusqu’à les annuler, les menus travaux d’appoint qui étaient l’aliment matériel, en quelque sorte, de l’emploi des veillées. Par la détente survenue dans les rapports sociaux à partir du second empire elle va faire disparaître les émeutes de type ancien, et leur substituer peu à peu l’action moderne, et toute masculine, du syndicat ou de la coopérative. Enfin, et surtout, elle donne à tout le peuple, mais au peuple masculin seul, un attribut nouveau: grâce obtenue de la justice, outil de combat, ou hochet, peu importe – le bulletin de vote 4»

      Outre la première modernisation de la région au XIXème siècle, ce processus, dans le cas de la paysannerie, est marqué par deux ruptures qui impulsent des changements majeurs dans l’organisation de l’exploitation agricole : la création de coopératives viticoles à partir de 1907 et la mécanisation généralisée de l’agriculture à partir de la seconde moitié du XXème siècle. La première change radicalement le niveau de vie des vignerons : en se réappropriant la phase de transformation de matériau brut en produit fini commercialisable, ils brisent le poids des intermédiaires comme les marchands de vins et augmentent leurs marges en retour. La montée en prestige des vignerons dans la société locale s’exprime par leur accession aux conseils municipaux5

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      L’assemblée générale de la coopérative devient un lieu primordial de l’exercice de la citoyenneté, son fonctionnement démocratique servant de modèle idéologique local à l’universalisme républicain. Mais, à l’image de la citoyenneté officielle, celle-ci ne concerne que les membres masculins de la société paysanne. En étant proclamé chef de l’exploitation familiale, l’homme prend le dessus sur la femme, qui se retrouve être subordonnée à son monopole représentatif dans l’assemblée, même si elle est propriétaire. Henri Michel nous cite l’exemple de cette veuve, après la Seconde Guerre mondiale, qui se fait représenter par son fils à la coopérative6.

L’identité masculine se confond avec l’identité de chef d’exploitation, l’identité citoyenne et l’identité publique.

      Deuxièmement, cinquante ans plus tard, la mécanisation entraîne une réduction drastique de la main d’œuvre nécessaire au travail agricole. Les rythmes imposés par les machines rendent plus difficile l’emploi permanent de main d’œuvre féminine, si elles sont mères par exemple7, ces nouvelles temporalités contractant les moments forts des phases productives, interdisant les interruptions momentanées que suppose la présence d’un enfant aux champs. De plus, la mécanisation réduisant la main d’œuvre nécessaire à la réalisation du travail8, l’homme, chef d’exploitation, s’est retrouvé seul dans les champs. Les femmes n’étaient plus nécessaires à la conduite des bœufs, les blés disparaissant elles ne les fauchent plus. En les éloignant du travail productif agricole, la mécanisation porte un coup décisif au démembrement de l’exploitation familiale, ou exploitation-famille, dont « la solidarité du couple [était] la condition première pour que l’entreprise agraire de faire-valoir direct soit prospère », une « complémentarité d’émulation » plutôt qu’une « complémentarité de subordination »9. Son fonctionnement n’est plus calqué sur cette complémentarité dans la production, mais régi de manière autonome par un impératif de rentabilité comme toute entreprise.

      Ce confinement « au foyer » a pour principale conséquence de dissocier les processus de production et ceux de reproduction au sein de l’exploitation familiale. Le groupement humain s’en détache et cesse d’être la famille unité de production pour ressembler un peu plus au modèle de famille bourgeoise et à sa division sexuelle du travail 10. Elle offre un support matériel à des modèles de sociabilités qui peuvent ainsi s’exprimer, soit en accentuant certains traits présents dans la culture locale (l’association de la femme à l’intérieur, au domus, ou la collégialité masculine), mais parfois aussi en modifiant d’autres aspects tels que la forme de complémentarité qui, si elle ne devient pas relation de subordination, bouleverse l’organisation autochtone de la production pour rigidifier la répartition sexuelle des tâches.

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La dispute pour la culotte

II.1.2 : Femmes des champs

       La République avait éloigné les femmes de la politique en donnant la citoyenneté aux hommes11. Le marché les éloigne un peu plus de la vie publique en conférant aux hommes le droit de décision sur l’exploitation, mais aussi en éloignant les femmes de la condition productive. Pour appuyer notre affirmation, évoquons premièrement le fait que le travail effectué par la femme au sein du foyer n’étant pas quantifiable, il n’est pas valorisé de la même manière que le revenu retiré du travail agricole. Les apports des femmes à la production de biens destinés au marché et non au ménage agricole durant les années 1950, comme l’activité d’élevage des vers à soie, étaient une source de revenus monétaires non négligeable (puisque le revenu monétaire des paysans était alors principalement annuel), qui couvraient en grande partie les dépenses de la vie quotidienne, au même titre que le jardin potager et le menu élevage dont elle avait la responsabilité 12comblaient en partie ses besoins nutritifs. Ces ressources ne sont pourtant envisagés que comme une source de revenus auxiliaires, moins importante, aussi bien par les femmes que les hommes.

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Tri des cocons avant leur envoi, par voie ferrée, vers les manufactures de Lyon

      De même, s’il est vrai que les transformations de l’agriculture varoise durant la seconde moitié du XXème siècle ont diminué la part de participation des femmes à la production symboliquement désignée comme telle au sein des exploitations agricoles de taille réduite (type d’exploitation qui reste encore une norme pour une large part dans nos villages13) au profit d’une inscription plus exclusive dans le processus de reproduction, les femmes des villageois n’ont jamais totalement cessé de travailler dans les vignes. La salarisation importante qui touche, aujourd’hui presque équitablement, le marché de l’emploi local a inévitablement poussé plus de femmes à exercer un emploi, et aujourd’hui la différence sexuée ne s’exprime plus certainement qu’au niveau de la durée de travail hebdomadaire. Mais tout au long du XXème siècle, si elles n’étaient pas directement associées à la production dans l’exploitation familiale, les femmes ont travaillé dans les vignes pour le compte d’employeurs en raison de la rémunération monétaire supplémentaire que cela pouvait rapporter. Si l’exploitation pouvait se passer de la main d’œuvre féminine, le temps « libre », hors de leurs obligations domestiques, est rentabilisé, chaque membre contribuant selon ses capacités à la bonne tenue de l’exploitation. Dans la famille Arnaud que nous citions plus haut, certaines des filles dans les années cinquante, si elles le pouvaient, exerçaient un emploi salarié, quitte à vendanger chez un autre propriétaire si la main-d’œuvre qu’elles représentaient n’était pas indispensable. Les vendanges sont l’exemple évident de leur présence massive dans les champs, donc en périphérie des villages, partie productive consacrée au travail.

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Même en dehors des périodes « fortes » comme les vendanges,  le cadre réduit de l’exploitation familiale ne peut dispenser les femmes de la présence aux champs

      En dehors de la famille paysanne, de nombreuses femmes travaillent : la mère d’Henri Michel tient par exemple un commerce. Les épiceries, tenues par des femmes, sont au nombre d’une dizaine dans le village de Vidauban au milieu du XXème siècle. Mais le cas du commerce est particulier : tout d’abord, c’est une activité d’intérieur. Dans les petites villes telles que celles que nous étudions, la boutique est à cheval entre les espaces publics et privés, des amis ou de la famille souhaitant rendre visite aux commerçants passeront les voir à la boutique, par exemple14. Les usines de bouchons sont un autre exemple de l’utilisation massive d’une main d’œuvre féminine. Mais cet exemple est à double tranchant : les bouchonnières étant souvent des femmes d’Italiens, dont la réputation au village souffrait de nombreux préjugés, avant la seconde Guerre Mondiale, elles étaient loin de constituer des modèles à suivre.

      Les femmes, même si elles travaillent, voient donc au long du XXème siècle leurs prérogatives infériorisées à travers une nouvelle disposition idéelle de l’agencement des sexes et de la nature des mondes qui les contiennent. Si elles ne cessent pas vraiment leurs activités productives, elles sont en revanche exclues par l’idéologie de cette fonction symbolique, devenue prérogative masculine. Nous mettons là le doigt sur une contradiction, qui montre que les représentations induites par l’idéologie peuvent être en contradiction avec le réel, les femmes existant dans la sphère productive mais en tant qu’intermittentes, invitées, étant issues du monde domestique.

II.2 : Femmes au foyer

« Bastion de l’espace féminin, la maison villageoise ne comporte pas à proprement parler de pièce masculine. La cuisine, pièce commune du feu et de la table, est pour la maîtresse de maison la réplique de ce que la place est aux hommes. Entre les enfants et les tâches ménagères, la femme y accumule ses fonctions laborieuses et se retrouve là au cœur de son espace fonctionnel.15 »

      Bien que restant associée à son mari de par sa possession de patrimoine, la fonction productrice de la femme est donc amenuisée voire neutralisée au profit de son inscription totale dans la sphère reproductrice. Ce sont avec ces schémas que les identités de genre se sont construites et reproduites au XXème siècle, et ce jusqu’à nos jours. Mais la possession d’une partie du patrimoine familial n’est pas le seul critère déterminant la position plus ou moins élevée d’une femme dans le « schème mythico-rituel » local : sa place au sein des réseaux qui entourent le noyau conjugal ou familial est déterminante16.

II .2.1 : La maîtresse de maison en réception

      Si les grands banquets « publics » sont une occasion de mise en scène des affinités « asexuée », où groupes masculins et féminins sont mêlés sans que l’on donne à voir de répartition spatiale des sexes particulièrement rigide, il en est tout autrement des repas « privés », qui peuvent atteindre tout de même, pour les plus grandes occasions, un nombre total de convive frôlant la centaine. Ceux-ci laissent apparaître une division sexuelle rigide, groupe masculin et groupe féminin ne se mélangeant qu’au moment de passer à table. Avant les repas, les femmes, dont certaines sont venues dans l’après-midi, se regroupent sur la terrasse, dégustent des apéritifs tout en aidant aux préparatifs sous les ordres de la maîtresse de maison. Les hommes, eux, sont plus souvent réunis auprès du terrain de boules. Lorsque tout sera prêt, l’une des femmes appelle les hommes, qui prennent place à table et attendent d’être servis. Si un plan de table n’est pas dressé, la ségrégation se reproduit spontanément : les hommes s’assoient ensemble, les femmes également, souvent plus proches de la cuisine, pour faciliter les allers-retours. Les enfants, eux, ont leur propre table, mixte. Au cours du repas, chacun des hommes racontera « la sienne », le vin rouge sera servi en abondance, mais sans trop d’excès, on chante souvent, j’ai même vu plusieurs fois les hommes reproduire des farces, des piécettes mises au point par eux-mêmes ou reprises, où faire rire l’assistance est le but principal. Les femmes parlent évidemment, mais j’ai pu assister à moins de mises en scènes de leur part, moins de dérision dans les paroles.

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Tablée apéritive masculine

      Après le repas, une fois la table débarrassée par les femmes, il arrive que l’on danse, que l’on joue à la belote ou aux boules, voire simplement que les convives s’attardent autour de la table, ravivant des souvenirs, prolongeant les débats… Les femmes auront déjà nettoyé la vaisselle, les plans de travail, la cuisine. L’homme de la maison s’absentera certainement pour aller à la cave chercher un « digestif » artisanal, alcool de citrons, eau de vie, que tous les adultes partageront. Après avoir partagé un café, les convives repartiront chacun chez eux. L’homme rangera les chaises et tables supplémentaires dans son garage ou sa remise, la femme passera le balai, avant que tous deux aillent se coucher.

      Ce sont les femmes qui ont la charge de l’organisation « pratique » de tels repas. Elles s’occupent des invitations, téléphonant aux invités individuellement. Elles achètent également les provisions nécessaires au supermarché. Aujourd’hui, outre les baptêmes, communions et mariages (les enterrements ne se terminent plus par un banquet), ce sont les anniversaires qui sont l’occasion privilégiée de tels rassemblements, ou encore les grands repas d’été comme les soupes au pistou, les daubes de sanglier ou les aïolis. On y invite la famille immédiate, parents et enfants vivant en dehors du foyer, oncles et tantes âgés, cousins les plus proches, auxquels sont mélangés les cercles d’amis de la famille.

      Une femme, au sein du foyer, crée, entretient, défait le « capital humain17». Elle assure le maintien du réseau de relations, de services, de transmission de l’information autour de la famille.

II.2.2 : Intérieurs extérieurs dans le pacte conjugal

« Quand on s’est mariés, on s’est mis d’accord. Lui s’occupe de tout ce qui touche à l’extérieur de la maison, moi de l’intérieur. Et ça me va comme ça ! »

      Telle fut la réponse que nous obtînmes lorsque nous constations le flegme avec lequel le mari de Sylvie, la cinquantaine, n’apportait effectivement aucune aide à l’intérieur du foyer, ce qui était particulièrement voyant lorsque nous étions à table et qu’elle s’absentait longuement, que ce soit pour finir les cuissons ou faire le service. Tandis que nous faisions part à Sylvie, naïvement, de notre étonnement – qu’elle, femme de gauche, ancienne hippie, accepte une si rigide division des tâches – elle nous répondit que les anciennes générations faisaient comme ça, qu’il n’y avait rien de dégradant dans cette situation, que la parité était respectée dans la quantité de travail quotidien. Cela ne les a pas empêché de travailler conjointement lorsqu’ils avaient un commerce, un bar tabac dans la ville voisine du Cannet des Maures. N’étant pas soumis aux contraintes d’une activité salariée, il leur était plus facile d’organiser les emplois du temps pour répartir les tâches de manière complémentaire, mais « l’ancienne manière » l’a emportée.

       La répartition des tâches ménagères est un point central d’observation de l’inégalité entre les sexes dans nos sociétés18. Outre le repas, il est vrai que le résultat ressortant des entretiens ou des emplois du temps dressés montre une certaine permanence de cette répartition sexuelle des tâches, et ce malgré que les femmes soient aujourd’hui presque autant à être salariées que les hommes. Chez les jeunes couples, une même division s’installe, bien qu’elle soit atténuée, du moins durant le laps de temps que le couple passera dans un appartement au village avant de pouvoir s’installer dans une maison en périphérie. La suppression des tâches extérieures, ne serais-ce que celles du potager, facilite l’implication croissante des hommes dans les tâches ménagères, bien que d’autres activités comme la chasse ou la pêche, toujours presque exclusivement masculines, font échapper les hommes au rythme domestique quotidien tout en étant légitimées par l’apport de viande au foyer. De plus, une négociation bien plus prononcée que celle des générations précédentes s’engage au quotidien au sein des jeunes couples, contractualisant plus précisément la relation en réactions aux conflits qu’une cohabitation peut engendrer. Cette forme d’ « essai » durant laquelle les jeunes s’installent « en ville », loin des parents, dans un appartement qu’ils louent eux-mêmes, est assez récente, le mariage étant resté une norme d’autonomisation des couples jusqu’aux années 1970. Elle offre aux couples des chances de retour en arrière plus aisés, en cas d’incompatibilité de points de vue sur ces sujets. Cette adaptation à la fin d’une « économie matrimoniale » villageoise et paysanne prend acte de la nouvelle nature des liens d’affinité et de la sécurité perdue de l’alliance que permettait le contrôle social de l’interconnaissance.

      Encore une fois, publiquement, il est dans l’idéal nécessaire pour un homme d’afficher un machisme de façade et de prétendre n’effectuer aucune tâche ménagère. Celui ci est par nature dispensé du travail domestique. Nous avons essayé ci-dessus de montrer un aperçu des processus d’attachement des femmes au monde de la reproduction, du domestique. En contrepartie, l’homme monopolisait la sphère productive, et dévalorisait à ses yeux la domesticité et les tâches y attenant. Il existe pourtant des exemples dans l’ethnologie où l’homme s’affaire à entretenir un intérieur : celui des sociabilités de « cabanon ». Dans ces espaces situés hors du village, où les règles semblent changer, lieux des ribotes où l’ordre est transgressé, l’homme fera même preuve d’une attention particulière à l’entretien ménager de « son » intérieur. Balai, vaisselle, cuisine sont dans ces lieux son affaire. Mais, nous le répétons, ils ne sont là que des exemples de transgression, temporaires et spatialement délimitées, de l’ordre autrement accepté19. Les caves et les garages (ou hangar) où il organise son atelier sont aussi des espaces intérieurs spécifiquement masculin, mais attachés aux processus de production de par leur vocation. Dans le cadre domestique, les pleins pouvoirs de la femme sont donc toujours une réalité, mais la disparition du support idéologique ancien de cette complémentarité, l’exploitation-famille, rend difficile la justification de cette inégalité de statut. Peut-être cette répartition n’a donc pas à voir avec l’activité productive, mais avec les rôles que joue la femme au sein de la société provençale.

II.3 : Femmes sociales

II.3.1 :La femme des réseaux

      Lorsque nous demandions à nos informateurs s’ils connaissaient des individus qui pourraient potentiellement nous être utiles en raison de leur mémoire « sociale », on nous dirigeait systématiquement vers des femmes. Cela peut-être dû au biais sexué de nos problématiques, mais il nous semble qu’au delà de la simple sociabilité féminine, les femmes sont les porteuses et transmetteuses privilégiées des mémoires « sociales » dans ces villages. Nous avons mentionné dans notre première partie l’importance de la rumeur dans l’économie sociale villageoise et le rôle joué par les femmes dans la propagation de l’information interpersonnelle. Au delà de la rumeur qu’elles entretiennent, les femmes sont chargées d’accumuler un savoir généalogique et social qui peut s’avérer être quantitativement important dans le cadre de conceptions « larges » de la famille. Certaines femmes âgées tiennent minutieusement à jour des carnets généalogiques où elles consignent les dates de naissances des individus et leur conjoint, les dates de mariages, les dates de naissance des enfants etc… Si aujourd’hui, à l’heure du numérique et des réseaux sociaux où ces informations sont consignées par leurs utilisateurs et consultables par tous, ce réflexe peut paraître désuet, on peut imaginer l’importance qu’a pu jouer cette pratique dans le monde oral villageois. Plus encore que la famille, certaines femmes nous ont montré des collections impressionnantes de photographies d’habitants du village, sur lesquelles elles étaient capables de reconnaître plusieurs dizaines d’individus, même trente ans après.

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Béa, dépositaire d’une tradition ancestrale de consignation et transmission de la mémoire sociale villageoise. Peu avide de partage, nous lui devons la plupart des photographies et de nombreuses informations.

      Cette fonction de consignation des réseaux familiaux et des événements marquants qui en ponctuent la vie se poursuit jusque dans la mort, qui s’inscrit sur le corps des femmes avec la pratique des deuils. Une institutrice à la retraite, âgée de 93 ans, me confiait ainsi avoir eu l’impression de porter le deuil toute sa jeunesse. Les vêtements portés et la durée des deuils correspondaient à une codification précise, en rapport avec les degrés d’éloignement de la personne décédée d’avec ego. De plus, c’est une fille de la famille qui était chargée d’aller de maisons en maisons annoncer un décès.

      Mais les principes régissant auparavant la hiérarchisation des habitants du village en fonction de l’ancienneté de leur famille ont été amenuisés par l’explosion démographique, entraînant avec eux les mémoires généalogiques qui les accompagnaient. Les nouveaux arrivants formant aujourd’hui une majorité, la situation dans une parentèle est moins importante que le lien horizontal et les qualités de l’individu. Aujourd’hui, ce savoir féminin se concentre donc plus certainement sur la rumeur que sur l’archive généalogique. Mais, à l’ère de Facebook, où chacun affiche ses faits et gestes sur Internet, cette fonction prend une toute autre importance. Puisque les signes de la réussite sont publicisables à tous, instantanément, le regard panoptique de la communauté est renouvelé. Si les hommes m’ont fait part de leur dédain vis-à-vis du réseau social, ils y sont pourtant présents pour une grande majorité. Parfois, des couples opteront pour un profil virtuel commun, où la femme aura la charge de la communication horizontale du ménage.

II.3.2 :L’école, la « mémé », transmissions exo-nucléaires

      Henri Michel nous donne un portrait de sa grand-mère maternelle20 qui nous semble être conforme aux témoignages que nous avons pu nous-même recueillir : « Je la revois, petite vieille aux joues ridées, quasi-édentée, coiffée de son bonnet à dentelles, la poitrine serrée dans un fichu, enveloppée de jupons et d’une robe tombant jusqu’à terre, frileusement assise sur un tabouret au coin de la cheminée et passant son temps à tisonner la braise dans l’âtre ». Sa grand-mère résidait avec eux, et apportait une aide aux travaux domestiques. L’éducation des enfants lui est en partie confiée, permettant à la femme d’effectuer les travaux d’entretiens de son intérieur. La présence d’un parent d’ego au sein du foyer conjugal est monnaie courante tout au long du XXème siècle. La médicalisation moindre de la société rurale et le faible taux de travail salarié laissaient également plus souvent la possibilité de garder auprès de soi ses ascendants.

      Dans une société où la notion de progrès, technique ou social, est restée lointaine jusqu’à la modernisation de l’agriculture, l’on tirait des avantages certains à conserver auprès de soi les plus âgés. L’expérience qu’ils apportaient au quotidien, en plus de l’aide physique lorsqu’ils en avaient encore la force, était un capital non négligeable. Par exemple, la mémé ou le pépé apprenaient aux enfants à poser les pièges pour braconner21, enfants dont ils avaient bien souvent la charge durant les journées, leur montraient ce qui, en forêt, était consommable, transmettaient la mémoire généalogique de leur parentèle et celle du village, le dialecte local, la toponymie… En retour, les membres de la famille veillaient sur les plus âgés et leur permettaient ainsi de finir leur vie auprès d’eux.

      Aujourd’hui, deux générations successives ne vivent plus selon les mêmes références culturelles et sociales, n’ont pas les mêmes habitus, n’utilisent pas les mêmes outils. Si déjà les parents ne comprennent plus le monde dans lequel évolue leurs enfants, l’expérience d’une personne encore plus âgée peut sembler inutile à des jeunes qui évoluent dans un monde différent de celui qu’elles ont connu. Si cette transmission verticale disparaît, quelle est l’utilité d’une grand-mère ? Comme pour les parents, la fonction se mue en une grand-parentalité affective, basée sur la prégnance et la qualité du lien noué, qui dépend de la relation entretenue avec l’enfant. Le rôle social unique ne disparaît pas mais ses prescriptions se font plus lâches, autorisant un spectre de comportements plus étendu, faisant ainsi apparaître une multitude de figures de grands-parents différentes. De plus, comme pour le reste des implications qu’avait la division générationnelle plus rigide, l’âge standard d’accession à la grand-parentalité s’est lui aussi fractionné, faisant que des individus ne prennent pas forcément au même moment de leur cycle de vie le statut de grand-parent, voire le récusent s’ils considèrent ne pas être assez âgé pour l’assumer. La où les générations étaient auparavant tranchées, aujourd’hui la capacité de génération même semble être moins rigidement répartie entre les rangs générationnels.

      L’école primaire obligatoire a, depuis cent-quarante ans, inséré dans l’éducation des jeunes gens une figure étrangère, celle du professeur, qui a progressivement remplacé le rôle de transmetteur que jouait le grand parent. Bien sûr, cette figure n’a pas tardé à être globalement insérée dans les réseaux villageois, qui plus est du fait que pendant longtemps le recrutement des professeurs était essentiellement « local » : formés à l’école normale de Draguignan, les aspirants professeurs pouvaient souvent revenir travailler dans le village où ils étaient nés. Outre l’éducation « scolaire » à proprement parler, la mission des professeurs était de mener à bien l’accession à la citoyenneté des enfants ruraux en leur inculquant d’autres connaissances. On enseignait aux garçons à l’école primaire de menus travaux matériels, la biologie comprenait une large part de leçons consacrées à la faune et la flore locale avec observations de spécimens rapportés par les élèves, etc. Tandis qu’aux filles étaient plus souvent transmises des compétences domestiques, cours de couture, élevages de vers à soie. Parallèlement à l’éducation parentale, l’école primaire transmettait donc encore, durant la deuxième moitié du XXème siècle, une éducation fortement sexuée, insérée en cela dans le monde symbolique et pratique villageois. Ses professeurs étaient les notables porteurs de l’universalisme des conceptions citoyennes françaises et de sa culture, de conceptions marquées par une division sexuelle des rôles sociaux qui s’accordait en cela avec les conceptions de ce qu’était un homme ou une femme qui pénétraient à cette époque. Conjointement à une évolution sociétale, la fin de la non-mixité et l’allongement de la durée de scolarisation ont transformé ces conceptions et amenuisé le biais sexué des connaissances transmises. Le professeur est de moins en moins un notable du cru, le rapport à l’école s’est singulièrement modifié, son insertion dans l’écologie symbolique locale également.

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Cours de couture, 1928-30, Vidauban

      En confiant les enfants de plus en plus longtemps à l’institution scolaire, on amenuise donc la prégnance de la transmission culturelle que constitue la présence au quotidien des enfants avec les grands parents ou les parents, leur insertion plus précoce dans le monde adulte par le biais de leur observation et leur participation. L’inculcation d’une culture lettrée aux enfants est nécessaire dans le monde moderne où les relations avec les individus nécessitent la maîtrise d’un langage dé-contextualisable en raison du carcan global dans lequel elles s’épanouissent, mais celle-ci se fait aussi au détriment certain de la culture locale.

II.3.3 : Le couple

      Donc, si l’on en juge par la production ethnographique connue, la sociabilité en Provence à l’époque contemporaine connaît un fort penchant pour la monosexuation. Or il est indéniable que cette situation s’est amenuisée, que la perméabilité entre les mondes masculins et féminins a changé depuis les années 1950 d’où l’on observait la fin d’un monde plus ancien. L’observation des rapports entre les deux sexes, à travers celle de la formation des couples et des fréquentations pré-conjugales, montre cette atténuation bien que certaines permanences semblent subsister. Entre les deux mondes, le rapprochement est fait d’emprunts autant que de rejets.

      Si le groupe de pairs constitue aux yeux des hommes une seconde famille, il est indéniable qu’un jeune homme devra passer par les présentations et l’évaluation lorsqu’il désirera se mettre en couple avec une jeune fille. Bien souvent, celle-ci est déjà connue du groupe, puisqu’elle le fréquentait certainement avant de tomber amoureuse, qui plus est si elle est du village.

      Si aujourd’hui, les « boîtes » sont certainement le lieu de rencontre matrimoniale le plus prisé de la jeunesse, autrefois, ce même rôle était assuré par les dancings, les fêtes de villages et les mariages. L’aspect nocturne des sorties en discothèque n’est pas une innovation totale, la sociabilité juvénile s’étant depuis longtemps exprimée dans le temps nocturne, par opposition au temps diurne des adultes. Si elles permettent de faire des rencontres, elles sont aussi un lieu où l’interconnaissance se reconstitue et se prolonge, la fréquentation hebdomadaire des mêmes lieux par les mêmes groupes amenant à étendre ses réseaux sociaux à l’échelle du canton, voire même du département. Ainsi, la « drague », le jeu de séduction, sont éminemment sociaux, loin d’être réduit à la simple fréquentation de deux individus, puisque leur réputation les précède.

      Mais l’intégration d’une femme au groupe masculin n’a rien d’une évidence. Les nombreux textes de rap locaux que j’ai pu récolter ont en commun d’insister sur l’importance de ne pas privilégier la présence d’une femme à celle de ses pairs. Tandis que les « frères », les « vrais », sont ceux avec qui l’on entretient les relations les plus privilégiées, la relation amoureuse est reléguée au second plan, jusqu’à la « mise en ménage » au moins, et surtout la naissance du premier enfant. Celle-ci, en effet, joue un rôle crucial en ce qu’elle marque la fin pour l’homme de la vie de garçon, entraînant la baisse de prégnance de sa fréquentation du groupe de pairs22. Mais jusqu’à ce moment là, il est particulièrement important pour un jeune homme de savoir faire la part des choses, et de ne pas négliger ses relations amicales en se faisant « retourner la tête » par une fille en lui accordant plus de temps qu’aux pairs, qui ne manqueront pas de le lui faire remarquer. Autant que la tête, les testicules symbolisent ici la virilité : si une fille tient « un mec par les couilles », c’est qu’il est tellement amoureux qu’il en est prêt à abandonner ses devoirs et privilèges masculins en la laissant « le mener à la baguette », ce qui traduit son manque de virilité.

       Les soirées « entre couilles » sont la routine quotidienne des hommes, en dehors des sorties en soirée ou en boîte, jusqu’à l’entrée en ménage. La consommation nocturne d’alcools, de drogues, les défis lancés dans des parties de football en jeux vidéos, les « délires » provoqués par les joutes oratoires où chacun essaye de faire preuve d’éloquence pour trouver le bon mot, entretiennent au sein du groupe une atmosphère virile qui ne sied guère à la présence féminine. Ces « ribotes » masculines sont profondément ancrées dans les habitudes des jeunes gens de cet âge, comme elles l’étaient pour leurs parents et leurs grands parents, bien que les loisirs n’aient pas été les mêmes. Les récits de Maurice Agulhon concernant les corps de jeunesse font état de pratiques similaires de beuveries, de menue délinquance, de charivaris pour la fin du XIXème siècle23, et nous avons mentionné l’importance des cercles et veillées dans la sociabilité adulte. La nouveauté ici réside donc dans la plus grande présence de l’homme au foyer au quotidien et de la nature recomposée du lien qu’il entretient avec l’intérieur et le monde domestique.

      L’idéal est donc que l’entrée en conjugalité soit à peu près simultanée pour plusieurs membres du groupe de pairs de l’homme, afin qu’ils puissent continuer de se fréquenter régulièrement sans « abandonner » leurs compagnes, à travers les invitations réciproques à dîner, ou les sorties communes. Le couple sera officialisé à partir du moment où il s’affichera comme tel sur la place du village. Se tenir la main en public, c’est déclarer restreindre son activité sexuelle et affective au cadre de la conjugalité. Avant cela, bien souvent, le couple s’est déjà fréquenté en secret, ou mettant dans la confidence un cercle restreint d’amis. Cela afin d’éviter les « ragots » bien sûr, qui ne manquent pas cependant de courir, forçant parfois le jeune couple à s’afficher.

II.3.4 : Double standard

      Durant la jeunesse, le double standard24 régissant les mœurs provençales s’exprime plus visiblement, puisque la conjugalité suppose l’exclusivisme de la relation sexuelle. Pour un homme, il sera jugé désirable de multiplier les conquêtes et les partenaires, non seulement car cela procure une expérience des rapports avec l’autre sexe, mais surtout en raison du prestige que l’homme en retire auprès de son groupe de pairs. En revanche, l’expression trop libre de la sexualité féminine dérange, pour peu que l’on ne soit pas le partenaire avec lequel elle s’exprime. Et même dans le cas où il est complice de cet acte sexuel « anormal », l’homme qui l’aura accompli n’en sera pas moins « honteux », comme si d’avoir obtenu un rapport sexuel sans « défi » en amenuisait sa valeur aux yeux du groupe de pairs. Chaque génération de chaque village est capable de citer une ou deux « putes » locales, non pas de véritables péripatéticiennes, mais des femmes ayant eu une réputation de « filles faciles », avec lesquelles beaucoup d’hommes disent s’être « amusés », pour ne pas dire déniaisés, ce qu’ils n’admettraient sous aucun prétexte, l’homme devant garder un certain ascendant sur la femme. Pour une jeune fille coupable de s’être trop « donnée », les alternatives qui se présentent lorsque la question du mariage se pose se résument souvent à aller chercher un conjoint dans une localité plus éloignée, voire en ville, où l’on n’aura pas eu vent de sa « réputation ». Anciennement, on disait d’une fille-mère que, pour échapper à la honte, les parents avaient envoyé chez une cousine éloignée et à laquelle ils évitaient autant que possible de faire référence, qu’elle était « partie faire la pute en ville ».

      D’ailleurs, dès l’adolescence, une fille « facile » trouve souvent des petits-amis « réguliers » ailleurs que dans le village où elle réside. Car pour un homme, prétendre imposer sa « chasse gardée » sur une fille dont on sait pertinemment qu’elle a entretenu des rapports sexuels avec plusieurs autres hommes du village relève du mensonge ou du déficit d’honneur, puisqu’il est soit condamné à être un « cocu », soit dans tous les cas souillé par la nature de la relation qu’il entretient avec une fille dont les organes sexuels ont été en contact avec plusieurs organes sexuels masculins de membres de la communauté. De plus, la jalousie est un élément clef de l’image masculine virile dont j’ai couramment constaté la valorisation, notamment chez les plus jeunes. Un jeune homme montrera une plus grande propension à marquer sa jalousie en public si son capital d’honneur, sa réputation, n’est pas suffisant pour le mettre à l’abri de tout défi ou offense, comme lorsqu’il se rend dans une autre localité par exemple. Cela ne dit rien en revanche de la jalousie exprimée en privé, au sein du couple, ou en présence d’amis ou de la famille. Car outre cette jalousie défensive, dans la mise en scène du couple au quotidien, notamment dans la tension qui entoure les premières fréquentations en présence du groupe de pairs de l’homme, la jalousie tient une part importante dans les attitudes adoptées pour ne pas « perdre la face ». Le conflit, souvent surjoué, entre le comportement « naturel » qu’un « mec » attend d’une bonne « femme » et qu’il entend lui imposer en présence de ses pairs pour montrer « qu’il en as », qu’elle ne le « tient pas par les couilles », et celui effectivement adopté par celle-ci en raison de son idée propre de ce qui est bon pour elle est peut-être même le mode de négociation privilégié du couple en formation. « Le mariage fait passer la jeune fille de l’autorité des hommes de son sang sous celle de son époux » disait Lucienne Roubin à propos des normes de la conjugalité en haute-Provence25. Or comment appliquer ces schémas si l’on sait d’avance que la fille concernée est de « mœurs légères » ?

      Enfin, le sujet de la jalousie nous permet d’aborder un dernier point : les hommes sont garants de la bonne conduite des membres féminins de leur parentèle, comme ils tentent de l’être avec leur compagne. La parole étant l’un des vecteurs par lesquels un homme peut voir évalué son « capital » d’honneur, le cas de l’insulte révèle la tutelle symbolique des hommes sur les femmes qu’ils côtoient. Citons pour exemple l’injure couramment employée, celle de « con », ou sa variante locale « conneau ». Cette insulte, comme l’ensemble des insultes en général, est longtemps restée l’apanage des hommes. Dans une référence explicite au sexe de la femme, on déprécie ainsi le destinataire de l’insulte en lui signifiant l’irrationalité voir la bêtise de ses actes, comme on le fait en qualifiant l’interlocuteur d’âne « [teste d’aï] », de bourriquet, de « [rhmal] ». Mais la plupart du temps, l’injure est accompagnée d’une précision sur l’identité du propriétaire du « con » auquel le locuteur fait référence, transformant radicalement la nature de celle-ci : « la con de ta mère » et « la con de tes morts » sont semble-t-il les plus employées, mais l’imagination et l’éloquence poussent à diversifier les références en les étendant aux divers membres de la parenté du destinataire. Tout comme « ta mère la pute », cette référence à la sexualité du membre féminin parmi les plus important de la parentèle de l’insulté est jugée inacceptable, comme si le simple fait de la mentionner mettait une image sur une action que l’on sait existante mais dont on ne voudrait pas avoir connaissance, ou présupposait un quelconque manque de pudeur de cette personne dont la honte rejaillirait sur l’insulté. La mère est ce qu’il y a de plus important pour un homme. Insulter la mère, c’est mettre en doute la pureté de celle qui a engendré, c’est jeter le blâme sur une famille entière. Dans les échanges d’insultes rituels26, atteindre l’autre par la référence aux membres de sa parenté constitue un moyen assuré de faire sortir l’autre de ses gonds, que ce soit à des fins de plaisanterie au sein d’un groupe de pairs suffisamment soudé pour que l’insulte ne soit pas prise au sérieux, ou de provocations dans le cas d’un « tête », d’un combat d’homme à homme, contre un adversaire potentiel.

      Le fait que l’honneur d’un homme réside à la fois dans sa conduite personnelle et dans celle des membres féminin de sa parentèle peut expliquer le succès de la diffusion d’un mode de sociabilité calquée sur le modèle familial bourgeois au XXème siècle, avec une rigidification de la séparation des sexes, l’assignation de la femme à l’espace domestique et de l’homme à l’espace public. L’homme, en gardant sa femme chez soi, est certain de maîtriser sa sexualité, de ne pas être fait cocu. La femme, en se conformant à cette idéologie, marque son respect des normes de décence en ne laissant pas courir la rumeur, ce que sa présence dans l’espace public induirait inévitablement.

    1. Femmes et espace public

      La ségrégation spatiale sexuée est-elle encore visible ? Bien sûr, il serait faux de prétendre que la fréquentation de l’espace public aujourd’hui corresponde à celle qu’observaient les ethnologues il y a quarante ans. Mais certaines permanences subsistent, que nous allons essayer de montrer.

II.4.1 :La place des boules, le stade et le café 

     Annie-Hélène Dufour et Lucienne A. Roubin ont bien montré la permanence de cette société des hommes et la place plus grande qu’elle occupe dans l’espace public. A propos des déplacement au sein de l’espace public, Roubin dégage un modèle masculin, saccadé, entrecoupé de stationnements, et un modèle féminin plus linéaire. Pour elle, « l’agencement du village tend à juxtaposer et à confondre en son centre espace viril et espace public ». La place du village y est une véritable agora où les hommes se réunissent quotidiennement.27 Centre des villages, bordée de ses nombreuses terrasses, elles sont encore de nos jours plus fréquentées par les hommes que par les femmes, excepté peut-être aux heures d’école, où le matin jusqu’à dix heures on voit un nombre important de femmes se réunir dans les cafés avant de rentrer chez elle ou d’aller travailler. Entrer dans un café de village aujourd’hui aux heures d’apéritifs du midi et du soir, temps plus masculins, nous confronte à diverses « équipes » du cru, majoritairement masculines, souvent bruyantes, agissant dans les locaux du bar comme si elles étaient dans un lieu privé. Après les heures de travail, les hommes s’y réunissent et partagent à tour de rôle les frais de la tournée d’alcools forts, pastis et whiskies, qui se renouvelle autant de fois qu’il y a de participants, sans tomber dans la beuverie28. Maurice Agulhon décrit les cafés d’aujourd’hui comme les descendants des cercles et chambrées :

« Si les cafés de village, et même les bars des quartiers populaires des grandes villes du Midi, ne faisaient que servir à boire aux voyageurs de passage ils ne gagneraient pas leur vie. Leur véritable clientèle, ce sont les hommes du quartier ou du village, qui ont là leurs habitudes, leur lieu de rencontre, leur foyer commun, extra-familial, de rassemblement. Et cela est si vrai que dans ces lieux en principe « publics » l’étranger altéré qui entre par hasard se sent presque un intrus. Le petit café, juridiquement est un commerce, mais sociologiquement c’est un cercle29 »

      Mais la place, comme le café, sont aujourd’hui moins animés qu’il y a une trentaine d’années. Tout d’abord, l’éloignement des lieux de travail joue un rôle certain dans la baisse de fréquentation de l’espace villageois, dans ces cas restreinte aux week-ends. Et même les week-ends sont facteurs d’éloignement : les loisirs comme le cinéma, les centres commerciaux, se consomment dans des villes plus grandes.

      De plus, il est un impératif grandissant de présence au foyer pour les hommes. La parentalité, et surtout la paternité, a évolué depuis ces trente dernières années. Basée sur la qualité de la relation nouée avec l’enfant, elle suppose de s’occuper de tâches hier inimaginables pour un homme. La relation avec l’épouse, de même, s’inscrit dans le cadre du foyer commun. L’homme reçoit aussi des amis chez lui plutôt que de les fréquenter au café. Le salon, lieu de réception, pièce qui n’avait pas de raison d’être ou presque dans les anciennes maisons (On y recevait dans la cuisine, lieu de vie, de restauration, de chaleur aussi puisque la cuisinière fonctionnait au bois), est aujourd’hui la vitrine sociale et l’espace central d’un ménage, une pièce où aussi bien l’homme que la femme sont présents à différents moments de la journée. Il est le lieu de veillée de toute la famille, avec ses canapés et la télévision posée en évidence, ses photos de familles et souvenirs de voyages trônant aux murs. Cet exemple nous permet de montrer un infléchissement de la ségrégation spatiale, le masculin pénétrant l’univers féminin, de même que s’atténue la distinction que relevait Lucienne Roubin entre la permanence de la société des hommes et l’aspect éphémère des regroupements féminins. Le comportement masculin d’évitement du foyer est largement dévalorisé, le rapport avec le noyau conjugal strictement nucléaire est modifié.

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La buvette lors du tournoi de pétanque « Dédé Salle », Le Cannet-des-Maures, Juillet 2014

       La place des boules, comme le stade de foot, sont d’autres lieux privilégiés pour l’observation de la sociabilité masculine. La photo ci-dessus montre le regroupement des hommes aux abords de la « buvette » lors d’un tournoi de pétanque. Des femmes sont présentes lors de ce tournoi, en tant que spectatrices mais aussi participantes, d’autant plus qu’un repas est pris en commun ce jour là. Pourtant, on distingue nettement la séparation entre leur groupe, que l’on aperçoit en arrière plan, et celui des hommes. Comme au café30, elles n’occupent que rarement le comptoir, et sont assises aux tables qui serviront plus tard à se restaurer. Mais au delà de ces événements ponctuels, même si elle est encore minoritaire la présence de femmes est plus fréquente aujourd’hui sur les terrains de boules, comme au café. Ici, c’est bien le féminin qui intègre une partie de l’univers masculin. Toutefois, on peut voir que la division spatiale est encore réelle, bien qu’atténuée.

       En passant en voiture dans les villages, ou en se promenant dans les ruelles plus étroites, souvent fraîches et ombragées, il n’est pas rare de rencontrer des personnes âgées, principalement de sexe féminin, assises devant l’entrée de leur garage, ou, à défaut, devant leur domicile, sur des chaises en plastique. Pour l’observateur contemporain, l’aberration devant laquelle se retrouve l’automobiliste qui voit des piétons empiéter sur un espace qui lui est en principe réservé est bien plus facilement compréhensible que le spectacle de ces anciens assis à contempler le même coin de rue quotidiennement. Pourtant, ces personnes ne font que reproduire les modes d’occupation de l’espace public qu’elles ont connu depuis leur enfance, si bien qu’à leurs yeux c’est l’automobiliste impatient de les voir quitter la route qui agit de manière étrange. Le cas des anciens est une minorité aujourd’hui, au point que passer dans un village en milieu d’après midi de nos jours laisse l’impression d’un vide tant on associe aisément l’esthétique des villages du midi à cette sociabilité particulière. La généralisation de l’automobile a à la fois rogné sur les espaces fréquentés par les piétons et en même temps diminué grandement le nombre d’adeptes de la marche. Le fait que ces femmes âgées stationnent dans l’espace public est significatif de la permanence des conceptions sexuées autochtones : elles ne se permettent ce comportement qu’une fois l’âge d’une sexualité « active » et de la capacité de génération est supposé passé, autrement dit, où elles perdent leurs caractères féminins. Et encore, elles ne stationnent pas sur la place principale du village, mais dans les ruelles attenantes, des placettes auxiliaires, ou en bordure de la place des boules, sur les bancs ombragés, d’où elles regardent les joueurs.

        Qu’en est-il des générations plus jeunes ? Dès l’adolescence, il est normal de « squatter » au village. Le rappeur Kaza que nous citions plus haut a une formule parlante dans l’un de ses textes: « si j’mens, demande aux bancs d’Vidauban ». La fréquentation de l’espace public durant la jeunesse permet de montrer « que l’on est d’ici », ce qui est aujourd’hui moins vrai à l’âge adulte. Les groupes de jeunes hommes masculins sont les plus fréquents, mais il n’est pas rare que de jeunes filles se regroupent dans les rues du village. En revanche, elles feront plus attention à leur réputation. Les parents leur laissant moins de libertés qu’aux garçons, elles doivent souvent fréquenter les rues du village « en cachette ». Certaines encore, se restreignant d’avantages, m’ont fait part du dédain qu’elles affichaient face à celles qui « traînent en ville ». De plus, la présence de leurs frères dans l’espace public peut, si elles sont en présence de garçons, amener à un contrôle plus prégnant de leur part, voire à une incartade avec ces garçons. On ne peut donc pas affirmer avec autant de tranchant que l’espace public du centre ville soit aujourd’hui exclusivement masculin : premièrement, par ce qu’il n’est plus investi de la même symbolique, la fréquentation de l’espace urbain n’étant plus le même marqueur d’autochtonie qu’auparavant, ou en tous cas son monopole lui est disputé par l’existence d’autres pratiques sociales d’appartenances. D’autre part, par ce que les femmes l’investissent, bien que les principes de circulation et de ségrégation persistent.

      Les pistes que nous avons dégagées montrent une interpénétration des sphères masculines et féminines limitée, le socle de leur définition restant le même. Les comportements masculins et féminins se rencontrent et font l’objet de négociations, mais le flou n’est pas total. Être un homme, être une femme, n’est pas une question qui se pose, mais reste ici engendré par le respect d’une normativité omniprésente depuis l’enfance, inscrite dans « l’ordre des choses », qui laisse cependant des marges de manœuvre négociées au quotidien, montrant la complexification un peu plus grande encore de cette société. Cela peut nous aiguiller vers la compréhension de la large réappropriation des discours du Front national par une société où les « troubles dans le genre » restent tout de même limités.

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1M. Agulhon, Op. Cit., 1988, P.50

2Martine Segalen, Mari et femme dans la société paysanne, Flammarion, 1980, notamment le chapitre VII, « Le ménage rural face au changement »

3Maurice Godelier (Dir,), Transitions et subordinations au capitalisme, MSH, 1991, principalement les contributions de S. Narotzky, « L’étau idéologique » et J. Pujadas, « Formes de subsistances et reproduction sociale du prolétariat urbain de Tarragone », respectivement chapitres I et II de l’ouvrage.

4M. Agulhon, Op.Cit.,1988, P.49, c’est nous qui soulignons.

5F. Sawicki, Op. Cit., 1997, P.273

6H. Michel, Op. Cit., 2012 P. 319

7M. Segalen, Op. Cit., 1980, P.187

8Voir R. Carillon, « Quelques références techniques et économiques concernant le matériel agricole », Économie rurale, 1960, 43/1, PP.69-76 pour une estimation du gain de temps et de main d’œuvre dans le cas de vignobles.

9L. Roubin, Art. Cit., 1970

10M. Segalen, Op. Cit, 1980, PP. 202-204, S. Narotzky, « L’étau idéologique: casa, famille et coopération dans le processus de transition », In. Maurice Godelier, (dir.) Transitions et subordinations au capitalisme, MSH, 1991, PP. 57-83

11En plus du droit de vote exclusivement masculin, Maurice Agulhon nous parle des émeutes mixtes de l’Ancien Régime, de farandoles mixtes encore sous le Second Empire (M.Agulhon Op. Cit., 1988, P.50)

12 « La mère se trouve investie, par-delà la charge de perpétuer la lignée familiale, d’un pouvoir qui fait d’elle l’instance bénéfique pour tout ce qui dans l’aire domestique propre est en puissance de vie et de croissance: couvée de basse-cour, de pigeonniers nombreux en Provence, préparation à l’entrée de l’hiver (Sainte-Barbe, 12 décembre) des « Jardins d’Adonis » » L.Roubin, Art. Cit. , 1970

13Voir C. Berard, A. De Reparaz, « Viticulture et coopération vinicole dans le Sud-Est méditerranéen, le cas du Var » , Méditerranée, 1975, 23/4, PP.37-57, ou encore A. De Reparaz, « Un vignoble méditerranéen français : l’exemple du Var », Méditerranée, 1988, 65/3, PP. 21-27 pour un état des lieux de la transformation du vignoble varois durant les trente ans suivant la Seconde Guerre mondiale.

14M. Bozon, Op. Cit., 1984, P.93

15L. Roubin , Art. Cit., 1970

16G. Ravis-Giordani, Op.Cit., 1987, P.15

17G. Ravis-Giordani, Op. Cit., 1987, P.14

18Voir à ce sujet l’ouvrage de Christine Castelain-Meunier, Le ménage: La fée, la sorcière et l’homme nouveau, Stock, 2013

19B. Brun, A.H. Dufour, Op. Cit., 2001, P.268

20H. Michel, Op. Cit., 2012, P. 26

21C. Bromberger, A.H. Dufour, Art. Cit. , 1982

22Olivier Galland, Yves Lambert, Les jeunes ruraux, INRA, 1993, P.123

23M. Agulhon, Op. Cit., 1970.

24 D’après le concept évoqué par J. Pitt Rivers, The fate of Schechem, 1977

25L. Roubin, Art. Cit., 1970

26D. Lepoutre, Coeur de banlieue, 1997, P. 168

27L. Roubin, Art. Cit, 1970

28A.H. Dufour, « Café des hommes en Provence », Terrain, 1989, 13, PP.81-86

29M. Agulhon, Op. Cit., 1988, P.38

30M. Bozon, Op. Cit, 1984, P.64, ou encore A.H. Dufour, Art. Cit.,1989

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