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Une société des hommes sur la route du Front

« Une société des Hommes sur la route du Front »: Introduction, histoire, épistémologie et plan de travail

Cet article ouvre une série où je publierai progressivement l’intégralité de mon mémoire de Master, soutenu à l’EHESS le 31/09/2015, et sanctionné d’une mention « très bien ». Les différentes sections sont consultables séparément, bien que pensées pour être cohérentes les unes avec les autres. Ce format « article » a été privilégié afin d’assurer un confort de lecture plus en adéquation avec le support numérique.

« Dans le Var, la plus longue route nationale de France, la RN 7, achève sa course entre d’énormes ronds-points et des communes qui votent massivement Front national. A l’ouest, voici Saint-Maximin, qui a donné 21 % de ses voix au parti de Marine Le Pen au premier tour des élections municipales, et surtout Brignoles, qui pourrait offrir à Laurent Lopez (37 %) un deuxième succès après la cantonale. A l’est, la route traverse Vidauban (27 % de vote FN), Le Muy (28 %), avant d’atteindre la mer à Fréjus, promise au frontiste David Rachline (40%). Entre les deux, il y a Le Luc et ses 37 % en faveur du candidat FN, Philippe de la Grange. Un bourg de près de 10 000 habitants, coupé en deux par la chaussée surélevée de la RN7, et surplombé par les piliers de l’autoroute A8, qui fonce de Nice à Paris. Le Luc, au centre du département, comme un parfait concentré de tous les tourments qui accablent les communes de ce Var du milieu. »

Lemonde.fr, 25.03.2014 (1).

             Cette citation est tirée d’un article publié au lendemain du premier tour des élections municipales de 2014, et pose cette question intéressante : comment expliquer que, dans le Var, le Front National récolte davantage de suffrages scrutin après scrutin, grignotant les cartes électorales classiques selon un itinéraire calqué sur le tracé de la Route Nationale 7 ? A partir du bord de mer où il fait très tôt parler de lui (en remportant notamment la mairie de Toulon en 1995), le parti d’extrême-droite connaît une progression continue vers l’intérieur des terres et gagne aujourd’hui l’ensemble de la plaine des Maures, suivant ainsi un tracé symétrique et inverse à celui de l’exode rural qui a vidé cette région de sa population au cours du siècle dernier. Le Haut-Var montagneux, premier à voir ses habitants partir tenter leur chance dans les villes de la plaine qui se développaient, résiste pour le moment à cette tendance, tandis que les plaines d’où migraient ceux qui partaient tenter leur chance sur le bord de mer luxuriant sont de plus en plus sensibles aux thématiques frontistes. On connaissait donc le littoral varois sensible aux combats du Front national, il faut aujourd’hui compter avec un vote en faveur du parti qui s’ancre sur la durée dans le « moyen Var » au fur et à mesure que le littoral urbain sature et renvoie vers l’intérieur des terres ceux dont il ne veut plus. En quelques années, « le FN est devenu, économiquement et territorialement, le parti des dominés, de ces faibles qui ont été éloignés, par l’éducation autant que par le métier, des centres urbains de pouvoir et privilèges, relégués vers les zones périurbaines ou rurales (2). » qui ne font plus rêver. Cette affirmation semble se vérifier sur le terrain, si l’on considère par exemple un indicateur  révélateur de telles tendances tel que le taux de non-diplômés par communes (carte 1) qui montre la coïncidence entre un pourcentage fort d’« exclus de l’intérieur » (3). et un vote élevé en faveur du Front national.

Var diplomés
Taux de diplômes, Var

      Le mouvement progressif d’intrusion de partis dits « populistes » dans les champs politiques nationaux et régionaux concerne l’Europe entière depuis une décennie: les crises systémiques qui sévissent depuis le premier « choc pétrolier », puis les mesures néo-libérales adoptées pour les contrer ont paupérisé sinon précarisé des franges entières de la population du vieux continent. Aujourd’hui, elles expriment par les urnes leurs désenchantements et leurs inquiétudes. Dans plusieurs pays les partis d’extrême-droite surgissent et subsistent : Front National en France, Liga del Nord en Italie, Vlaams Belang aux Pays Bas, British National Party en Grande Bretagne. Ses nouveaux idéologues (le courant de la Nouvelle Droite en particulier pour la France, en grande partie issu du G.R.E.C.E, dont Alain de Benoist est la figure de proue(4).) opèrent un renouveau durant les décennies 1970-1980. Au sein des partis politiques de l’extrême droite européenne, les idées infusent une quinzaine d’années plus tard, remplaçant au début des années 1990 l’anticommunisme par l’islamophobie, le libéralisme débridé par des appels répétés au protectionnisme, mais surtout le racisme biologique par le différentialisme culturel.

      C’est ce dernier point qui leur a permis d’accéder pleinement à un champ politique et un espace publique plutôt allergiques au radicalisme des opinions que seuls des groupuscules marginaux osaient jusque-là exprimer en raison du traumatisme constitué par le génocide nazi. Le phénomène Le Pen(5)., sur la scène nationale, est devenu un objet incontournable aussi bien pour les médias et les politiciens que pour les sciences sociales depuis que le parti a conquis sa première mairie à Dreux en 1983. De toutes ces nouvelles idées, nous débattrons principalement celle du différentialisme culturel à travers les manières dont le Front national s’en empare pour mettre en débat des problématiques nouvelles. Le succès de ce parti est communément rattaché aux conséquences de la globalisation, notamment à l’angoisse culturelle résultant de l’ouverture des frontières aux flux de diverses natures qui parcourent le monde contemporain. Mais ce prêt-à-penser intellectuel se garde de définir précisément cette angoisse et la culture à laquelle elle se réfère. En reliant le savoir ethnologique existant à une ethnographie prenant en compte les processus de mutation touchant une société particulière, on peut éviter de laisser la place au « gramscisme de droite » en fournissant d’autres réponses aux questionnements identitaires. Théorisé par la Nouvelle Droite, il a inspiré les politiques initiées par Bruno Megret au sein du Front national durant les années 1990, politiques qui depuis les années 2000 sont largement récupérées aussi bien par le parti dirigé par Marine Le Pen et d’autres groupements d’extrême droite tel que Génération Identitaire, que par des acteurs de la droite « républicaine »(6).

      Le succès ou l’échec de cette tactique de diffusion des idées par l’occupation du terrain culturel, visant à provoquer et encourager une « droitisation » de la société française face à l’hégémonie « bien pensante » des intellectuels de gauche réduite à la dénonciation des « méfaits de 68 » devrait, c’est notre hypothèse, être perceptible par le biais de l’enquête ethnographique. Dans un premier temps, nous nous emploierons à la restitution par l’écrit et l’historicisation des pratiques observées, puis nous les confronterons aux procédés discursifs émanant du champ politique national aussi bien que des autochtones. Cette méthodologie, visant à offrir une compréhension de la formation, réception et réappropriation des discours politiques, envisage le vote comme un fait social total, cherche dans les structures intégrées les accointances et ruptures.

        C’est avec ces hypothèses de départ que nous sommes allés faire notre « terrain » dans le centre du département du Var, en basse-Provence orientale, sur une aire géographique qui suit le tracé de la Route Nationale 7 depuis les Arcs-sur-Argens jusqu’au Luc-en-Provence entre la partie orientale du canton du Luc et le sud du canton de Lorgues. Les communes des Arcs-sur-Argens, de Taradeau, de Vidauban, du Cannet-des-Maures et du Luc-en-Provence, lieux de mes observations, sont situées à la jonction entre la plaine et la vallée, le long de la Route Nationale. Elles occupent la dépression permienne qui sépare le massif ancien des Maures des pré-Alpes calcaires, formant la plaine des Maures qui se rétrécit au niveau de Vidauban, où la rivière Aille rejoint le fleuve Argens, pour déboucher sur une vallée par laquelle le fleuve va se jeter dans la Méditerranée sur le territoire de Fréjus. J’ai moi-même grandi à Vidauban, ville qui compte aujourd’hui dix-mille sept-cent soixante-deux habitants. Comme l’ensemble de la vallée de l’Argens et de la plaine des Maures, la commune a connu un bouleversement de son cadre de vie ces trente dernières années. La modernisation la plus récente y a agi comme un catalyseur « gelant » la mobilité ascendante, voir l’inversant, faisant ainsi que les inégalités croissantes qui touchent l’ensemble du territoire national n’épargne pas les populations locales. De plus, la vie « rurbaine » ou « péri-urbaine » que les habitants actuels des lieux connaissent tranche radicalement avec les accents de ruralité que finissaient de perdre les bourgs de basse-Provence orientale à l’orée des années 1980.

      Ce « modernisme », que les plus âgés pointent aujourd’hui du doigt, a emprunté plusieurs chemins : outre le progrès technique qui a pénétré en profondeur le rural français, que ce soit dans le domaine agricole ou dans l’équipement des foyers, amorçant ainsi une profonde transformation du rapport quotidien au matériel, l’économie s’est remodelée. Si, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, les gros villages de basse Provence orientale étaient encore composés en majorité d’une population de petits et moyens propriétaires-exploitants soutenant un dense maillage artisan et commerçant, les soixante-dix ans suivant ont vu s’opérer une migration massive vers le salariat. Le petit commerce et l’artisanat n’y ont pas disparu mais se sont largement amenuisés. Les mécanismes de refonte de l’agriculture française ont déjà été largement décrits ailleurs(7)., et l’on peut se référer à ces études pour comprendre la situation locale où le mouvement a été – dans ses grandes lignes – similaire.

      En articulant la vie locale à des phénomènes de plus grande ampleur, jusqu’à la globalisation que l’on connaît actuellement, ces évolutions ont en partie déstructuré et désunifié la société civile. Sans tabler sur le postulat erroné que les villages du centre Var vivaient dans une autarcie économique et culturelle jusqu’alors, nous pensons pouvoir apercevoir quelques processus montrant une synchronisation progressive de la vie locale au cadre national. Ceux-ci s’expriment dans la diminution quantitative de la production idéologique/normative autochtone, acculturation de longue date qui s’est accélérée depuis les années 1980(8). Les changements sont désormais perceptibles à l’échelle d’une vie humaine. C’est en réaction à ce sentiment de confiscation qu’aujourd’hui beaucoup s’insurgent contre la « bien-pensance » des élites « bobo » aussi bien que contre l’ethnocide du « Grand Remplacement », pour employer un vocabulaire devenu courant.

       Toute une vie sociale communautaire s’est trouvée transformée durant ces soixante-dix dernières années, bouleversant les différentes appartenances des individus du cru, mais aussi leurs identifications et leurs images sociales de référence. En somme, ce sont les processus de construction d’identités collectives(9). qui se sont trouvés recomposés. La définition et la gestion de ces phénomènes culturels constituent une composante incontournable des problématiques politiques nationales. Le Front national, précurseur de l’introduction des débats identitaires dans le champ politique national, trouve dans la région P.A.C.A. un public favorable à la réception de ses discours.

      C’est pour apercevoir une partie de ces phénomènes que nous avons choisi de partir d’une description historique de la sociabilité « villageoise » telle qu’elle existait encore à l’orée des années 1980. Nous avons dû faire appel pour cela à la comparaison de deux niveaux diachroniques, à travers à la fois un travail de documentation, d’entretiens et d’observation, afin de montrer dans quel maillage la construction des individus a traditionnellement été enserrée, mais également dans quelle mesure ces mécanismes sont toujours d’actualité. Ensuite, nous nous sommes focalisés sur une ethnographie de pratiques sexuées pour dresser un topos des relations entre les deux sexes et de leurs évolutions jusqu’à nos jours. Nous nous sommes inspirés pour cela de Martine Segalen décrivant ce qu’était « être homme » et « être femme » dans la société paysanne française du XIXème siècle et les adaptations de ces pratiques face à la modernité(10).

.      Enfin, soulever quelques contradictions effectives entre les discours récoltés et les résultats de notre « terrain » nous mènera à entrevoir les contours des caractéristiques que le discours politique prête aux hommes et femmes Français, par opposition à ceux qu’il désigne comme étrangers. Ce type de discours peut-être qualifié de nationalisme « ethnique », puisqu’il traite des fondements de la culture et transforme ces caractéristiques en critères de nationalité officieux. Ce biais sexué de notre problématique répond à plusieurs observations : tout d’abord, le large penchant actuel de la société provençale en faveur d’un parti d’extrême droite alors qu’elle s’est historiquement située à gauche. Des analyses d’Adorno sur la personnalité autoritaire à celles des politologues actuels(11)., il a été montré à de nombreuses reprises que les discours émanant de cette frange de l’échiquier politique jouent avec les registres du genre pour affirmer être seuls détenteurs d’une conception (selon les acteurs eux-mêmes) virile de la politique, dénonçant à la fois les déviances des moeurs des politiciens et le caractère féminin des politiques qu’ils mettent en place.

      Dans le cas de la France, sans remonter au virilisme exacerbé d’un Charles Maurras ou à l’exaltation d’une nation que les ligueurs de l’entre-deux-guerres auraient été les seuls à même de défendre contre les introvertis, juifs et cosmopolites dirigeant le pays , la construction idéologique de l’extrême droite Française durant la seconde moitié du XXème siècle s’est faite sur l’instrumentalisation des registres de genre(12). Elle ne renie pas ainsi, même si elle désire le faire penser, cet héritage de l’extrême droite d’avant-guerre. Ensuite, depuis la moitié du XXème siècle s’est amorcée une petite révolution en matière de moeurs, celle de la libération de la femme. La France n’a certes pas connu de guerre des sexes telle qu’aux États-Unis(13)., mais les modifications des conditions féminines ne doivent pas être euphémisées : si les vagues successives du féminisme universitaire et militant n’y ont pas eu le même écho et n’ont pas connu la même institutionnalisation(14)., il n’en reste pas moins que les acquis de la critique portée par ces courants ont été intégrés sur un mode pratique, individuellement, au cas par cas et quotidiennement. Comme nous l’évoquions ci-dessus, il convient aux ethnologues de définir cette angoisse culturelle devant le changement. Si cette angoisse s’applique à un pan aussi crucial de l’identité que l’appartenance genrée, on ne peut imaginer plus qualifié que l’ethnologie pour la décrire : en restituant les mécanismes par lesquels cette appartenance s’acquiert et se reproduit, quels en sont les modes de fonctionnements, ses supports idéologiques, et quelle a été l’évolution historique de ces processus pour en discerner les continuités et les ruptures, cette discipline permet de discerner la part d’idéologie et de manipulation des pratiques et symboliques vécues en s’appuyant sur un corpus conceptuel construit depuis presque trente ans.

Enfin, par ce que les « perdants » du virage cognitif du capitalisme et du remodelage de la structure de répartition des capitaux culturels(15). sont les plus enclins à adopter des comportements « virils » exacerbés, comme c’est le cas chez les jeunes hommes de la banlieue parisienne(16)., opposant aux hiérarchies qui les déclassent des critères de classements fondés sur des capitaux comparables dans le quotidien des rapports interpersonnels. Si l’on sait que la virilité se définit principalement en opposition avec ce qui est jugé féminin(17)., retracer les évolutions s’attachant à l’identité féminine permettrait en retour d’appréhender l’essence de la virilité valorisée par les autochtones tout en la replaçant dans un contexte historico-social particulier.

      Des mutations touchant à l’ensemble de la société française, voire d’une ampleur encore plus grande, ont modifié en profondeur les sociétés régionales. La fin des paysans, l’urbanisation, la salarisation de la société, sa tertiarisation, l’allongement de la scolarisation, le développement des technologies numériques ont eu des impacts majeurs sur ces cultures régionales que l’on ne vit aujourd’hui plus que par l’image patrimoniale qu’il en est dressé. Notre travail nous mènera à nous demander s’il reste encore aujourd’hui des variations régionales, une diversité des manières d’être homme ou femme en France, que l’ethnologie rurale décrivait encore comme vivante au milieu du siècle, pour comprendre une réalisation particulière du phénomène Le Pen dans un cadre  régional.

      La société provençale « traditionnelle », comme un grand nombre de sociétés méditerranéennes, a été décrite par les anthropologues comme une société à forte polarisation sexuelle. Ceci veut dire que les comportements attribués à l’un et l’autre sexe répondent à une normativité sociale visible, consciemment exprimée ; que l’importance de la conception autochtone de la différence de sexe est telle qu’elle guide un grand nombre de comportements quotidiens explicitement désignés comme répondant à la conduite « normale », « naturelle », des individus selon le sexe auquel ils appartiennent en les inscrivant dans « un schème mythico-rituel »(18). global où la symbolique attachée aux deux sexes sert de précepte fondamental. A la fois présente dans la biologie profane du sens commun et inscrite dans la continuité d’un agencement culturel du monde social et physique, elle implique tout autant qu’elle explique, fait sens pour autant qu’elle est à la fois omniprésente et invisible et n’est pas remise en question puisqu’elle n’est pas pensée bien que chacun aie à l’esprit ses tenants et aboutissants. Ce phénomène culturel naturalisant est familier à l’anthropologie qui, depuis l’interactionnisme goffmanien et les recherches issues de l’importation, aux États-Unis, des problématiques foucaldiennes, a conceptualisé la construction culturelle des rôles sociaux de sexe contre le présupposé naturaliste d’une conception de ce que sont la masculinité et la féminité basée sur une observation et une interprétation des faits biologique, qui de tous temps et en tous lieux auraient été similaires. Ces problématiques, qui aux États-Unis ont d’abord été nommées women puis gender studies, n’ont pas mis longtemps à toucher les ethnologues travaillant dans l’aire culturelle méditerranéenne où la question de la sexuation semble se poser presque « instinctivement » aux observateurs. Une société aussi fortement polarisée dans sa conception des rapports de genre devrait, par son analyse ethno-historique, nous permettre de faire apparaître plus aisément les processus desquels résultent l’angoisse culturelle et ce qu’elle désigne. Toutefois, il convient d’ores et déjà de préciser les orientations théoriques sur lesquelles notre réflexion s’appuie avant de débuter le développement de notre exposé. Contre le culturalisme débridé imputant à la culture chaque faits et gestes des individus observés, nous gardons à l’esprit les leçons du mouvement constructiviste qui a fleuri dans les années 1980. Plutôt que la description substantialiste d’une ethnie(19)., nous prenons le parti d’historiciser des processus touchant une société pénétrée de tous côtés par des influences extérieures, en montrant les acteurs et les mouvements de cette inter-pénétration, mais aussi ses permanences. Cette méthodologie permet d’éviter la tentation, à la fois, d’idéaliser un passé sur lequel on jette un regard forcément présent et d’y projeter les désirs d’intemporalité propres au nationalisme(20).

       L’étude ethnologique, au contraire, permet de couper l’herbe sous le pieds à ceux qui, par une argumentation plaçant la tradition autochtone au dessus de toute considération morale, justifient au présent des opinions politiques sans se soucier de cohérence historique ou anthropologique. Ces auteurs fournissent un socle d’outils solide pour déconstruire les politiques de patrimonialisations afin d’analyser les interactions entre ceux qui vivent les traditions et ceux qui les maintiennent ou les récupèrent. Tout comme les mouvements régionalistes, les politiques de patrimonialisation des traditions provençales sont anciennes et nombreuses, et leur impact sur la « culture » vécue est réel puisqu’ils dressent ainsi des images sociales auxquelles se rattacher (ou au contraire les rejeter) pour se sentir autochtone(21).

Vallée de l'argens Densité
Carte 2: Evolution de la densité de population, Var, 1968-2009

      Cette démarche s’inscrit dans le mouvement anthropologique contemporain depuis la fin du « Grand Partage » : tandis que les ethnologues anglais ont créé une dynamique dans le courant « méditerranéiste » particulièrement tournée autour du projet de mettre à jour les traits communs d’un objet qu’ils souhaitaient ériger en aire culturelle, les générations suivantes ont relativisé le culturalisme des premières heures pour traiter des sociétés impactées de plein fouet par la modernité avec de nouveaux outils conceptuels, dés-exotisant ces sociétés pour les envisager selon les problématiques d’une ethnologie du proche. L’anthropologie de la parenté, tout comme celle des rapports entre les individus des deux sexes, s’est trouvée renouvelée par la confrontation de ses théories aux terrains « proches ». Dans les années 1960, David M. Schneider publie American Kinship, renouvelant l’approche culturelle et symbolique de la parenté, en montrant les présupposés auxquels s’attachait la théorie jusqu’alors. Tandis que la production académique concernant ces domaines s’est « tassée » durant une vingtaine d’année, les années 1990 puis la première décennie du XXème siècle voient un regain d’intérêt pour ces questions, en témoigne le numéro spécial de l’Homme (2000), dirigé par Laurent Barry et consacré à la parenté. Portée entre autre par les questionnements autour de l’extension du droit au mariage(22)., cette vogue nouvelle ne tarde pas à voir revisités des terrains classiques avec de nouvelles problématiques. Aujourd’hui, il semble que l’attention soit portée sur l’analyse des réseaux(23)., désenclavant le noyau conjugal pour l’insérer dans un environnement social afin d’apercevoir les différentes stratégies et acteurs de la parenté plutôt que de supposer l’autonomie de la famille nucléaire.

      Fort de l’appui sur ces acquis théoriques, nous pensons pouvoir ouvrir de nouvelles perspectives dans la compréhension des phénomènes politiques actuels, notamment de la question « identitaire », qui si l’on n’y prend pas garde risque de venir empiéter le terrain des sciences sociales(24)., ou d’utiliser ses travaux de manière dévoyée. La capacité de production d’images sociales doit être sans cesse contestée par l’ethnologie au politique afin de l’écarter du substantialisme. Nous le répétons, il est nécessaire de décrire, d’historiciser, de contextualiser, de nuancer pour comprendre la complexité de catégories que le politique utilise de manière large et fait ainsi entrer dans le sens commun, fondant parfois le droit sur ces acceptations rapides. Ce mouvement de va-et viens entre « visions et divisions » imposées et « schèmes pratiques du sens commun » est l’une des clefs de la compréhension de phénomènes articulés entre influences de différentes échelles. Enfin, la portée novatrice de notre travail se situe certainement dans l’interdisciplinarité qu’il occupe au sein de l’ethnologie. Si les phénomènes que nous nous proposons d’analyser peuvent sembler évidemment politique, nous en appelons à plusieurs sous-disciplines de l’anthropologie pour parvenir à nos conclusions. Entre ethnologie de la parenté, du genre, du politique, rurale et urbaine, nous avons dû parfois avancer en aveugle pour accommoder ensemble les arsenaux conceptuels que nous avons évoqué, ce qui se ressent certainement dans la restitution que nous offrons de notre cheminement intellectuel.

Plan de travail :

Qu’es acquo Prouvençau ?

     I. Communauté et société
I.1 La Provence ethnographique
I.1.1. Clubs, cercles et confréries
I.1.2. Ribotes et banquets
I.2 Généalogies croisées et parentèles élargies
I.2.1. Marché matrimonial restreint
I.2.2. Termes de parenté hors de la parenté
I.2.3. Patrimoines
I.3 L’espace public
I.3.1. Temporalités collectives
I.3.2. La place du village en Provence
I.3.3. La rumeur et le ragot dans l’économie sociale villageoise
I.4 Le monde sauvage
I.4.1. De la virilité à la masculinité, un parcours de sauvage
I.4.2. Toponymies autochtones
I.4.3. Activité cynégétique

Le sexe culturel

     II. Provençaux d’hier et d’aujourd’hui
II.1 Productions féminines
II.1.1. Productions et reproductions paysannes
II.1.2. Femmes des champs
II.2 Femmes au foyer
II.2.1. La maîtresse de maison en réception
II.2.2. Intérieurs extérieurs dans le pacte conjugal
II.3 Femmes sociales
II.3.1. La femme des réseaux
II.3.2. L’école, la mémé, transmissions exo-nucléaires
II.3.3. Le couple
II.3.4. Double standard
II.4 Femmes et espace public
II.4.1. La place des boules, le stade et le café

  Français au miroir de leurs altérités

III.1 Les Arabes imaginés
III.1.1. Un discours politicien homogène
III.1.2. Méta-discours à l’héritage ancien
III.1.3. Résonances locales
III.2 Troubles dans le genre
III.2.1. Gouvernants eunuques et virilité politicienne
III.2.2. Le capitalisme cognitif et la virilité
III.2.3. Qu’est le domus aujourd’hui ?
III.3 Nationalismes
III.3.1. Mémoires d’une petite patrie
III.3.2. Gramscisme de droite
III.3.3. Quels modèles ?

Note :
(1) <http://lemonde.fr/municipales/article/2014/03/25/le-luc-c-est-une-petite-ville-en-train-dexploser_4389245_1828682. html> )

(2)Hervé Le Bras et Emmanuel Todd, Le mystère français. Seuil, 2013, P.290

(3)Pour une définition, voir: Bourdieu, Pierre et Champagne, Patrick. “Les Exclus de L’intérieur.” A.R.S.S. 1992, 91/1, PP. 71-75.

(4)Pour un « gramscisme de droite »: actes du XVIème Colloque national du G.R.E.C.E., Palais des congrès de Versailles, 29 novembre 1981.
Voir la genèse de la Nouvelle Droite décrite dans l’ouvrage de Sylvain Crépon, Enquête au sein du nouveau Front National, Nouveau Monde, 2012, notamment le chapitre 1: Les racines idéologiques du Front national.

(5)D’après le titre de l’ouvrage de Jacques Le Bohec paru chez La Découverte, 2005

(6) Jusqu’à Nicolas Sarkozy, qui se revendique adepte de la pensée de l’auteur marxiste Italien Antonio Gramsci. Voir Le Figaro, Paris, 17 avril 2007

(7)Voir par exemple, pour sa dimension sociale et culturelle, Patrick Champagne, L’héritage refusé.La crise de la reproduction sociale de la paysannerie française, 1950-2000, Seuil, 2002

(8)Hervé Le Bras, Emmanuel Todd, Le mystère français, Seuil, 2013, P.147

(9) Voir l’excellent article de Martina Avanza et Gilles Laferté, » Dépasser la « construction des identités » ? Identification, image sociale, appartenance », Genèses, 2005, 61/4, PP.134-152 pour une conceptualisation des termes plus utile à des fins analytiques que le mot-valise « identité ». Autant que possible, nous nous référerons aux identifications, images sociales et appartenances plutôt qu’à l’ « identité ».

(10) Martine Segalen, Mari et femme dans la société paysanne, Flammarion, 1980

(11)Claudie Lesselier, Fiametta Venner L’extrême-droite et les femmes: enjeux et actualités, Golias, 1997

(12) Voir Todd Shepard, « L’extrême-droite et « mai 68″: une obsession d’Algérie et de virilité », Clio, 2009, 29, PP.37-57

(13) Eric Fassin, « L’empire du genre: L’histoire politique ambiguë d’un outil conceptuel » L’Homme, 2008/3, 187-188, PP. 375-392

(14) Ibid.

(15) « La division du travail politique varie en fonction du volume global de capital économique et culturel accumulé dans une formation sociale déterminée et de la structure plus ou moins différentiée de la distribution des capitaux, surtout culturels. […] La généralisation de l’enseignement secondaire est au principe d’un ensemble de transformations de la relation entre partis, militants et électeurs. » Voir Pierre Bourdieu, La représentation politique [Elements pour une théorie du champ politique], ARSS, 36/1, PP.3-24.

(16)Gérard Mauger, Les bandes, le milieu et la bohème populaire: études de sociologie de la déviance des jeunes des classes populaires, 1975-2005, Belin, 2006.

(17) « La virilité est donc une relation éminement relationnelle de différenciation du féminin dont on a peur. » Pierre Bourdieu, La domination masculine, Seuil, 1998, P.78

(18) Soit une conception de la sexualité non érigée en champ spécialisé mais inscrite dans la cosmologie autochtone. L’expression est de Pierre Bourdieu , on la retrouve dans Esquisse d’une théorie de la pratique: précédé de Trois études d’ethnologie kabyle, Droz, 1977, Chapitre 1: « Le sens de l’honneur » ou encore La domination masculine, Op. Cit., P.21.

(19)Fredrik Barth, Ethnic groups and boundaries, Waveland Press, 1998

(20) Ernest Gellner, Nations et nationalismes, Payot & Rivages, 1983, Eric Hobsbawm et Terence Ranger, The invention of traditions, Cambridge University Press, 1992

(21) Laurent-Sébastien Fournier, « Le discours régionaliste en Provence (France) », Journal des anthropologues, 2006, 104-105, PP.247-264

(22)Voir par exemple Maurice Godelier, Les métamorphoses de la parenté, Flammarion, 2010

(23)Claire Lemercier, « Analyse de réseaux et histoire de la famille : une rencontre encore à venir ? » Annales de démographie historique, 2005, 1, pour une synthèse épistémologique sur la tendance à la prise en compte des réseaux par la recherche sur l’histoire de l’Europe contemporaine.

(24)Voir Sylvain Crépon, « L’extrême droite sur le terrain des anthropologues. Une inquiétante familiarité » Socio-Anthropologie, 2001, 10

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