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Quelques précisions sur l’islam et la monarchie au Maroc

La réflexion et l’analyse présentés sont tirés d’une lecture comparée des ouvrages de deux fameux anthropologues, Clifford Geertz et Ernst Gellner; Le premier a donné en son temps un nouveau souffle à la discipline anthropologique, revisitant notamment la notion de culture, tandis que le second est entre autre connu pour l’ouvrage Nations et nationalismes, dont le titre parle de lui-même.

88507142_o« Quand on parle de l’islam, on élimine plus ou moins automatiquement l’espace et le temps. […] Le terme islam définit une relativement petite proportion de cequi se passe dans le monde musulman, qui couvre un milliard d’individus, et comprend des dizaines de pays, de sociétés, de traditions, de langues et, bien sûr, un nombre infini d’expériences distinctes. C’est tout simplement faux de réduire tout cela à quelque chose appelé « islam »  »
(Edward W. Saïd, 1997:41)

     L’islam au Maroc est affaire religieuse autant que culturelle et politique: il est porteur de légitimation des structures sociales du pays comme de sa prétention à former une nation. Membrane protectrice palliant aux déficiences du sens commun, la religion est au Maroc l’agent de liaison d’une société segmentée: par le biais de ses outils cultuels, elle apporte à la culture locale un filtre d’appréhension du réel qui fait sens au regard des traditions et du sens commun. De la sorte, elle apporte légitimation spirituelle, langage symbolique commun et satisfaction des besoins religieux les plus divers à l’ensemble des populations qui épousent sa foi. L’Islam, dans l’ensemble des formes qu’il emprunte chez les populations diverses qui l’adoptent, est une sorte de « blueprint of a social order« . Il traduit en termes spirituels locaux les formes adoptées par les systèmes sociaux, car la forme de religiosité qu’il propose (une textualité finie et de nature divine, la possibilité à la fois d’adopter des positions communautaires et hiérarchiques ainsi qu’universalistes, individuelles et égalitaires dans la relation au message divin…) est suffisamment ouverte et inclusive pour s’adapter aux situations les plus diverses. Cela lui vient en partie du dynamisme des systèmes dans lequel il a vu le jour.
L’histoire politique, sociale et religieuse du Maroc est loin d’être insulaire. Perméables aux influences extérieures, ces composantes de la société marocaine mutent au contact des grandes aires culturelles mitoyennes. Le pays fut, pendant les premiers siècles de l’Hégire, centre dynastique et autorité théologique de l’islam maghrébin, puis périphérie du monde islamique et de la civilisation agraire, charnière géographique stratégique durant le royaume d’Al-Andalous et enfin frontière atlantique d’un empire ottoman à l’apogée de son extension.
De l’autre coté, les empires coloniaux européens, dès les premiers temps, ont poussé la reconquista jusqu’à s’assurer leur présence au Maroc par les biais de l’ingérence économique et politique. Ces méthodes avaient déjà soustrait l’ensemble du Maghreb à l’autorité effective de l’empire ottoman agonisant lorsque le Maroc est mis sous protectorat, en 1912. Les pays dans lesquels la présence européenne a précocement apporté l’un des éléments ayant conduit aux évolutions des sociétés musulmanes durant ces deux derniers siècles sont ceux dont la production de théologie scripturaliste est la plus importante: l’Égypte, lieu où les troupes napoléoniennes mettent en déroute les mamelouks de l’empire ottoman dès les premières années du XIXème siècle, est un des centres intellectuels les plus fécond et les plus prosélytes. Al Hazar, son université, forme des Imams de toutes origines, qui après leur formation diffusent le message scripturaliste dans l’ensemble du monde musulman.

     Le Maroc se retrouve donc en périphérie de l’empire colonial français, mais l’influence de sa royauté incarnée par Mohamed V au moment de l’indépendance a maintenu un semblant de continuité de sa légitimité politique et symbolique. La société segmentaire qui caractérisait le pays, à la fois tribale, nomade et pastorale d’un côté, urbaine et en partie agricole de l’autre, est caractéristique des milieux semi-arides du Moyen-Orient. La description de ce système social classique, « khaldunien« , sera l’objet de notre première partie, à travers l’examen de sa réalisation concrète au Maroc: montagneux et désertique en son centre traversé par l’Atlas, urbain et en partie agricole dans ses littoraux, il est une parfaite illustration du « modèle-type » dressé par Gellner aussi bien que Geertz. Les premiers contacts de la région avec l’Islam se font sous la dynastie Ommeyade, cinquante ans seulement après la mort du prophète. Dès le milieu du VIIIème siècle, on peut approximativement définir la confession comme majoritaire dans le territoire qui formera plus tard l’état marocain.

         Secondement, nous nous servirons de deux épisodes historiques pour développer notre exposition en l’enrichissant d’une description de l’évolution de ces deux formes religieuses que sont le soufisme et le scripturalisme. Le premier sera abordé à travers ce qui a été nommé la « crise maraboutique », montée en puissance des ordres religieux guerriers rassemblés dans d’immenses ribats dont l’influence couvre les deux siècles de transition entre la fin de la dynastie Mérinide et l’avènement des Alaouites. Le scripturalisme sera vu d’après ses développements aux XVIIIème et XIXème siècles. Sans nous mener à un culturalisme désuet, suivre avec ces deux auteurs la dynamique de ces deux mouvements peut permettre d’éclairer le développement actuel des idéologies dans les mondes musulmans à la lumière d’un matériau d’ordre autant anthropologique qu’historique, recul nécessaire que le diktat de l’émotion et les rythmes imposés interdisent aux commentateurs plus « classiques ».

          Toute la pensée des deux auteurs est guidée par la volonté de comprendre les mécanismes d’adaptation ou d’intégration des phénomènes de la modernité à l’islam. Aussi, nous couvrirons cette problématique selon un troisième récit chronologique, celui de la présence européenne et de l’indépendance qui l’a suivi. De cela nous pouvons déjà commencer par dire que la mobilité du système sur lequel il s’est fondé et son égalitarisme universaliste semblent être de fervents supports de la modernisation de l’islam, ou à l’inverse, de parfaits terreaux pour l’islamisation de la modernité.

Le Maroc embrasse l’Islam: genèse d’un exemple du modèle khaldunien de société
musulmane.

           L’histoire du Maroc, comme celle du reste du Maghreb, a souffert des études orientalistes européeano-centrées qui voyaient dans la faiblesse des états maghrébins un symptôme de leur archaïsme. La démarche pouvait avoir des motivations inspirées par le romantisme comme de réelles ambitions scientifiques, mais les errements évolutionnistes des premiers ethnologues étudiant ces sociétés ont parfois permis à l’Occident de justifier le bien-fondé de sa mission civilisatrice. Dans les grands traits, l’histoire de ces régions était résumée par la description d’un enchevêtrement de tribus nomades et de villes menant une guerre continue pour s’accaparer le pouvoir. Ces auteurs se confortaient dans la possibilité d’y voir une sorte d’anarchie hobbesienne, corollaire à la condition pré-étatique de ces régions. La déconstruction de ces stéréotypes évolutionnistes est le premier point sur lequel on peut affirmer que nos auteurs se rejoignent: les sociétés maghrébines sont des sociétés segmentées, dans lesquelles la condition écologique a favorisé le maintien d’un type d’organisation sociale où cohabitent urbanité et nomadisme, dépendantes l’une de l’autre ; ce sont des sociétés mobiles, autorégulatrices, où l’alternance successive de l’influence des villes (centres) et des tribus nomades (périphéries) permet un dynamisme que lui nient les Orientalistes les plus conservateurs, aussi bien que les Marxistes. En cela, ils suivent les évolutions de l’anthropologie politique au XXème siècle, qui a trouvé en Afrique un lieu propice à l’observation de phénomènes dont la compréhension nécessitait une rupture radicale avec les présupposés ethnocentristes des ethnologues quand ils envisageaient le politique sans l’État.

    Jusqu’au XIème siècle, trois dynasties réformistes successives, influant à leur apogée sur
l’ensemble du Maghreb, sont originaires des montagnes arides de l’Atlas et des zones désertiques du sud du Maroc: les Almoravides, les Almohades puis les Mérinides. Fondées sur le charisme unificateur, la valeur guerrière et la piété de leurs initiateurs, ces dynasties sont également légitimées par l’ascendance du chef tribal autour duquel elles se rassemblent. C’est le modèle classique de la légitimation royale au Maroc depuis sa création: Idris I (et son fils Idris II), fondateur de Fez au IXème siècle et premier roi du Maroc, met en place la première dynastie shérifienne, les Idrissides (dont l’ascendance remonte jusqu’au prophète). Il sont tous les deux chefs guerriers ainsi que porteur d’un mouvement religieux « purificateur ». Jusqu’à 1450, ces dynasties impulsent un double mouvement de diffusion d’un islam « purifié » ainsi que de formation de la nation marocaine. De nombreuses villes « capitales » sont créées par chaque nouvelle dynastie, de nombreuses autres passent sous l’autorité de ces tribus. A la cour des seigneurs se pressent les théologiens et les intellectuels: Ibn Khaldun, dont les travaux constituent une des principales sources employée par Gellner, a lui même vécu auprès des Mourinides, dont l’influence s’étendait jusqu’en Tunisie actuelle. Dans leur ensemble, les rapports entre tribus nomades et sociétés urbaines sont le moteur du dynamisme marocain: chaque nouvelle « période » est impulsée par la prise des villes par les tribus. Pour le cas de ces trois dynasties réformatrices, c’est sur les prétentions à l’orthodoxie d’un islam berbère d’une piété agressive que la conquête de l’ensemble du Maroc puis de l’Espagne s’est en partie légitimée (culte des saints et baraka connaissaient par la même occasion leur première diffusion massive), justifiant ainsi leur prétention dynastique.
On voit dans ces exemples l’importance du rôle des « tribus » dans le déroulement de ces
premiers siècles islamiques. Leur possible prise de pouvoir accroît en ville et dans les zones semi urbaines (quelquefois agricoles) la nécessaire protection d’une autorité armée. Gellner mobilise dans son ouvrage les textes de Khaldun pour livrer une analyse de l’importance de ce lien entre urbanité et tribalisme. Ibn Khaldun conçoit parfaitement la structure sociale hybride qui pour lui est naturelle, ses mécanismes sont clairement exposés dans sa Muqaddima: la vie urbaine implique forcément la spécialisation, la division du travail, et donc l’abandon de la défense personnelle et armée de la communauté au profit de la soumission à une autorité supérieure à laquelle on remet l’impôt, ainsi que la disparition de l’autorité lignagère qui structure les sociétés tribales. Au contraire, la vie tribale privilégie avec son contrôle social prégnant des idéaux de vertu civique, sociale, politique et religieuse: ce sont ces idéaux mêmes qui les poussent à renverser le pouvoir urbain lorsqu’il est jugé moralement ou religieusement corrompu. La défense de la communauté ( et celle du troupeau qui suit souvent ces sociétés pastorales) est affaire de chacun et intégrée au quotidien des individus. Il en résulte également un idéal d’indépendance et d’insoumission, ce qui légitime l’emploi du terme segmentaire pour parler de ces sociétés: hormis les cas où le charisme d’un chef regroupe toutes les tribus dans un combat contre un ennemi désigné, le pouvoir politique n’est soumis à aucun contrôle étatique fort. La violence légitime et organisée est donc distribuée dans la société entre les mâles, strictement codifiée par les cadres de la feud: cela rend la société tribale plus égalitaire aux yeux de Khaldoun, car la création d’une caste guerrière y est impossible.
A la différence des penseurs occidentaux, de Platon à Durkheim, Khaldoun ne pense pas en
fonction d’un temps étalé qui suit un cours à sens unique, mais intègre la corruption des élites, la décadence liée à l’anomie dans un modèle cyclique qui se purifie par ses marges.

     L’esprit purificateur qui anime un sheikh ou un leader tribal prétendant incarner le nouveau mahdi, s’il se concilie avec des nécessités économiques et sociales d’un grand nombre de tribus, peut ainsi donner lieu à un renversement de l’autorité urbaine, à la constitution d’un gouvernement tribal. Celui-ci voit son charisme se routiniser à mesure que les générations passent, et un sheikh de la périphérie pourrait unifier les tribus pour le renverser à son tour. La domination et l’application de l’autorité pour les gouverneurs urbains sont conditionnées au maintien de l’esprit de corps communautaire tribal qui se dissout dans la spécialisation urbaine, en tentant de garder le contrôle du triptyque marché-mosquée-citadelle. La ville dépend souvent des tribus pour se doter de gouverneurs, les tribus dépendent de la ville pour cultiver des liens marchands et se fournir en biens artisanaux. L’équilibre entre les deux permet, dans une société où l’agriculture ne peut que  partiellement suffire à la subsistance, de satisfaire les besoins de tous (loups, moutons et chiens de garde, d’après la classification de Khaldun) en assurant la rotation du système. L’État central n’a pour fonction concrète que d’en assurer le bon fonctionnement.

C’est à l’intérieur de ce système que l’Islam s’est construit. Une société segmentée comme celle du Maroc doit nécessairement avoir une forme de religiosité qui fait sens pour ces différentes composantes de l’ensemble culturel marocain ( plus ou moins similaire au reste du monde musulman nord-africain ). La forme scripturale de religiosité est issue de la division urbaine du travail, mais elle s’est étendue aux tribus par le biais des échanges commerciaux. Ensemble de normes prescriptives divinisées, le Coran met à disposition de la culture segmentée marocaine un ensemble symbolique légitimant, palliant aux failles du sens commun, et couvrant également les divers besoins religieux. L’idéal divin d’organisation étant donné comme modèle, les prétendants au pouvoir politique se doivent d’user des formes prescrites d’action dans la sphère politique pour justifier leur entreprise puis s’appuient encore sur celle-ci pour gouverner.

    La rotation du pouvoir typique de la société segmentaire et semi-nomade a souvent été
analysée comme une forme de « révolution permanente ». Une nouvelle dynastie, pour se légitimer dans ses centres urbains, doit former l’union du soutien unanime des clercs tout en maintenant son esprit de corps tribal. Ce dernier, nous l’avons vu avec Khaldun, permettait la cohésion urbaine derrière le gouvernement tribal, tandis que le premier permet de prendre appui sur la religion pour se légitimer. Un nouveau mahdi vient littéralement purifier la religiosité corrompue de l’ancien souverain. Pour cela, il doit se garantir le soutien des loges religieuses urbaines, véritables « clubs » religieux à l’adhésion individuelle et réversible. De plus, il doit composer avec les hiérarchies de sainteté tribales. Par les liens de commerce, entre autres, des ordres confrériques comprenant les deux formes se sont créés, et l’on a vu des formations accepter la vérité scripturaliste et en même temps pratiquant des formes de mystique. Ainsi, une même nomenclature de clergé cache une multitude de formes structurales. Les sheiks, fakirs ou marabouts, privilégient une interprétation du message divin par l’intermédiaire de leur personne sacrée, héritière de la baraka ancestrale et incarnation charismatique de celle ci. Dans les sociétés tribales, le saint vivant est considéré comme un arbitre qui supervise les élections, le commerce, ponctue la temporalité par des rites saisonniers et permet l’identification tribale à l’islam scripturaliste urbain. Plutôt que puritaine et scolastique, la spiritualité des tribus nécessite des personnifications exemplaires de la vertu islamique. Le saint, en dehors des réseaux de parenté tribaux, est non soumis à la feud : son charisme personnel s’allie à sa filiation spirituelle ou généalogique pour lui assurer l’allégeance des tribus qui lui permettent de subsister.

    Ces confréries peuvent être classées dans leur ensemble sous l’appellation de « soufisme » car leur généalogie les font remonter à un même noyau de sidi plus ou moins légendaires du grand Moyen-Orient. La différence principale entre ces ordres tient à leurs rituels et mystique particuliers. Cet ensemble d’ordre fonctionne en terme de tutelle religieuse, celle d’un sidi, que l’on tente de « stimuler » en induisant une participation collective et rituelle au déroulement de la vie religieuse. Certains ont institutionnalisé la transmission de la mystique, d’autres ont des pratiques plutôt proches du folklore local. De plus, l’appellation même de « mysticisme » relève d’une large catégorie de significations locales, allant de la récitation des noms d’Allah au dressage de serpent. Ces associations permettent de satisfaire les différentes formes de demande de personnification ou de culte de la personnalité; toutes se situent sur un spectre oscillant entre scripturalisme puritain et mysticisme poussé.

En ville, l’État marocain est à la fois support des dominants et contrainte morale de par ses composantes religieuses. La dynastie dans laquelle il s’incarne a une ascendance shérifienne (donc garante du message relayé par le prophète) et son royaume doit être l’image sur terre de celui de Dieu. Il n’existe pas d’Église centrale, donc l’État doit assurer la diffusion d’un islam scriptural, unitariste et rigoureux pour maintenir son influence, car le texte écrit est peu susceptible de manipulations politiques. Lettrés et juges ont l’exclusivité de l’interprétation scolastique orthodoxe légitime, et sont particulièrement influents dans les villes. Les plus puritains se basent exclusivement sur la loi divine écrite et un nombre réduit de hadits. Ils n’ont pas de raison de s’opposer au gouverneur ni le pouvoir d’en choisir un autre, leurs prérogatives se limitent à des remarques d’ordre moral; ils modèlent la société par leurs commentaires, sont producteurs de normes. Toutefois, on a vu avec le temps se développer une forme de légitimation contractuelle du Sultan sur laquelle nous reviendrons en troisième partie.

Si la hiérarchie politique est fournie par les chefs tribaux, d’un autre côté les villes dominent économiquement et culturellement les tribus, cela se traduit dans la scolastique et l’unitarisme puritain urbain. Nous avons donc au Maroc un État central urbain, puritain et théocrate et des périphéries mystiques, politisées et rivales. L’État est faible, mais sa puissance réside dans ses aspects culturels et religieux. Il ne peut pas imposer la paix par sa milice sur l’ensemble du pays, mais est garant de l’ordre moral tribal, en leur laissant libre champ pour une cohésion interne et respectant ses principes par l’exemplarité. A ces deux types d’oppositions, entre société urbaine/tribale et religiosité scripturale/mystique, est superposé un troisième élément: les « moutons » khalduniens, minorités religieuses, marchands et artisans urbains ainsi que ruraux agriculteurs. Leur importance dans le centre démographique européen de l’empire ottoman a pu stabiliser le système dans une autre voie, mais au Maroc par exemple, le poids de la paysannerie est très limité. Toutefois, cette troisième catégorie paie l’impôt au gouverneur qui les protèges des « loups », tout en marchandant avec ces mêmes loups. Il font office d’ « agent de liaison » entre les deux parties politiquement actives. On a donc au Maroc deux systèmes rotatifs mêlant partage et alternance des pouvoirs entre centres et périphéries, d’un point de vue religieux comme politique, qui s’expriment durant des centaines d’années. Cet ensemble culturel est le sens véritable de Muqqaddina, long et vaste modèle sociologique qui domine les sociétés maghrébines, arabisées ou non.

La crise Maraboutique

    Nous avons donc dressé avec nos auteurs un rapide tableau d’ensemble de la société marocaine classique. Si le monde musulman dans son ensemble n’est pas homogène, il adopte plus ou moins le même type de structure politique. Sa foi se décompose en deux sphères distinctes: l’écologique et l’idéologique. L’écologique est celle que nous avons mentionné précédemment: symbiose entre centres urbains et tribus nomades, l’importance de ces dernières est caractéristique des sociétés musulmanes (ainsi que de nombreux clichés orientalistes). De cette écologie découle un ensemble technique particulier et en un sens affaire de spécialistes à une échelle nationale: la maîtrise littéraire et l’alphabétisation, la civilisation urbaine, le commerce de longue distance, ainsi que l’érection d’un État central institutionnalisé. L’islam n’a jamais représenté la foi et les valeurs d’une communauté particulière, mais transcende les barrières sociales pour offrir un ensemble normatif et symbolique commun. De son coté idéologique, l’islam est une forme de religiosité scripturale complète, finie, ne laissant pas de place à de nouveaux prophètes ni à l’instauration d’un clergé. Les Ulémas, toutefois, possèdent une forme de maîtrise de la connaissance religieuse que l’on peut qualifier de spécialisation. Lorsqu’un Uléma, urbain, devient un vrai guide spirituel, on peut commencer à parler de soufisme: la frontière entre les scripturaux et la sainteté est poreuse pendant des siècles. En ville, ce peut être en réaction à la rigueur des autres Ulémas, mais c’est pour les tribus la forme de religiosité la plus adaptée.

Moslim_Knights

    Trois modes de légitimation définissent un spectre des possibles pour un Sheik: la légitimation par le livre, celle par l’umma, celle de la filiation physique et/ou spirituelle. Les tribus nomades n’étaient que rarement alphabétisées en ce qui concerne le Maroc du VIIIème au XIXème siècle. Elles n’avaient pas non plus, à l’intérieur de la tribu, de classe scolastique spécialisée. La possibilité d’établir des lignages religieux est une alternative aux Ulemas dont la voix se diffuse par les biais scripturaux, leur portée s’amenuisant à mesure de l’éloignement des centres urbains. Le verbe, attribué à Dieu, peut ainsi s’incarner dans un exemple personnifié de sainteté, celui qui détient la baraka. Le sheik (disciple d’un Maître inscrit dans une filiation spirituelle remontant au fondateur de l’ordre dans lequel il s’inscrit) vit autour de la tombe d’un ancêtre illustre et mythologique, un sidi, lui même descendant, sinon du prophète, de son fils Ali dans le meilleur des cas. Autour de la tombe peuvent se masser jusqu’à 300 fidèles, formant ainsi un ribat (mot traduisible par « monastère », duquel est dérivé Rabat). La parenté d’un sheik est double pour ainsi dire: à la fois spirituelle et biologique, les deux principes se combinent souvent, renforçant l’aspect inégalitaire, hiérarchique et fermé des ordres maraboutiques. La tombe sert généralement de marqueur frontalier entre les domaines de différentes tribus (son origine pourrait être située dans des mythologies anté-islamiques, essentiellement tribales). Les sheiks sont suivis par des élèves dévoués corps et âmes au maître, mais leur influence s’étend aux tribus et villages environnant, comme une forme de patronage telle qu’on a pu l’observer en Europe.

    Leurs qualifications leur font jouer un rôle particulier auprès des tribus: ils sont les arbitres du système politique tribal, leurs places saintes sont des lieux où la feud est suspendue. Ils aident à la synchronisation des mouvements pastoraux, et en retour les tribus font des dons pour la subsistance du Marabout. La distinction est faite bien sur entre droit coutumier (humain/tribal) et droit Divin. Dans ce système, le sheik est un arbitre coranique. Il assure par là même l’ancrage des cultures nomades dans le système islamique: le statut de Musulman permet d’accéder à une forme de citoyenneté que l’accusation d’hérétisme met à bas. Les tribus, constamment attaquées par les scripturalistes pour leur impiété, ont besoin de réaffirmer leur essence musulmane. Révérer un descendant du prophète semble être le moyen le plus accessible à cette fin. En un sens, les marabouts sont moins des soufistes mystiques que des appareils de légitimation islamique du système tribal. Dispersés, les centres maraboutiques peuvent s’unir sur certains principes, comme l’emploi de la danse ou son interdiction dans les rituels. Pour cela, des « meetings » ont lieu entre sheiks et les discussions théologiques ont cours. Parfois, ces discussions peuvent être impulsées par la proximité d’un centre urbain; dans ce cas, les sheiks sont obligés de s’adapter au message des Ulémas s’ils ne veulent pas perdre en influence en prêchant un islam non-orthodoxe. En un sens, ce système sert moins l’islam que les tribus. Mais il ne faut pas omettre de considérer les possibilités de purification que ce système rotatif lui offre. Le saint est la figure centrale de la religion en Afrique du nord, la principale forme d’intercession dans l’islam.

La crise maraboutique est un épisode de multiplication des marabouts, anarchie théocratique voyant naître d’étranges états maraboutiques utopiques et militarisés, survenu après l’échec des réformes mérinides. La fin du royaume de Grenade, dernier bastion vestige du califat Andalous, a vu les européens pousser la reconquista jusqu’à s’assurer des places fortes sur la façade atlantique du Maroc. Perdant les bénéfices marchands de la course entre l’Europe et le monde Musulman, dont le Maroc occupait une position charnière, les dynastes mourinides peinent à maintenir leur emprise sur un territoire attaqué de tous cotés. Gellner conteste à plusieurs reprises l’emploi du terme crise maraboutique, mais concède dans l’ensemble le mouvement balancier qui voit l’influence et le pouvoir transiter vers la périphérie et les sheiks ruraux, qui forment des ordres comparables aux ordres croisés des chrétiens médiévaux.

    La crise ne prend fin qu’avec l’avènement des Alaouites, mais les marabouts ne disparaissent pas pour autant. Ces deux siècles se caractérisent par l’exaltation politique des marabouts: ils représentent la première survie de la spiritualité islamique à un effondrement politique. Le sheik, s’il n’était lui-même descendant biologique d’une lignée
religieuse, (et même s’il l’était) devait faire preuve de courage physique, de dévouement personnel, d’intensité morale et extatique. Il défend les formes religieuses convenues contre les changements politiques et sociaux qui les menacent. Ce statut de forme religieuse convenue est légitime: murabit, qui signifie littéralement « attaché à Dieu », est un mot ancien au Maroc. Le premier empire berbère, celui des Al Murabitin, Almoravides, signifie « les marabouts ». Ces hommes forment le foyer traditionnel de la religion au Maroc. Leur lien à Dieu est concrétisé par la baraka, agissant sous forme de dons incarnés comme la prestance personnelle, la force de caractère, la vigueur morale. Elle est une manière d’appréhender la présence de Dieu dans le monde, partagée entre tous les humains, mais les marabouts la concentrent particulièrement, tout comme les lieux saints que sont les tombes des sidi. La fixation d’une généalogie est nécessaire du fait de la mobilité des tribus, et elle trouve une forme de conciliation avec les aspect héréditaires de la transmission maraboutique. Le soufisme a permis de réconcilier les deux principes de sainteté, l’héréditaire et le charismatique, qui préparent le terrain pour l’avènement d’une nouvelle dynastie chérifienne.

    Nous avons donc jusque là abordé les trois forces en présence dans l’islam marocain: les
sayyid, (le culte des tombes et du principe héréditaire), les zaouïas (ordres confrériques à adhésion individuelle) et le Makhzen (gouvernement central).

Le renouveau dynastique alaouite.

Dès le XVIIIème siècle, les Wahhabis tentent de réactiver les mécanismes puritains du scripturalisme. Ce scripturalisme poussé s’érige en ennemi des illettrés tribaux ayant une mauvaise pratique spirituelle, comme des sur-lettrés urbains dont le scepticisme dispute l’assurance du monopole symbolique de l’islam. Prônant un lien direct et personnel à la divinité, ils se placent contre l’intercession de vigueur dans les marges où le maraboutisme exerce son influence. La dynastie Alaouite fait valoir son ascendance shérifienne pour légitimer sa position, et utilise le scripturalisme pour « breveter » le statut des sheiks. Ainsi, elle participe à la remontée de l’influence du centre urbain, gouverné par les caïds, dépositaires locaux du pouvoir du Sultan. Mais elle ne signe pas la fin des marabouts, qui seront encore présents au XXème siècle dans la résistance armée au colonialisme. Geertz mentionne le cas du sidi Lahsen al Yousi (Lyusi), un saint du XVIIème siècle dont la légende est encore transmise de nos jours, pour commenter ce passage de l’histoire marocaine. Ce sheikh, mi berbère mi arabe, aurait influé sur la politique des deux premiers souverains Alaouites dans des épisodes où il se montre humble et fidèle à sa morale devant l’arbitraire et l’injustice du Makhzen. Paradigme de la culture islamique marocaine, cette légende reflète la contractualité du lien entre religieux et politique: le sultan est confirmé dans ses prétentions par une consultation des loges religieuses ayant du poids dans les centres urbains. En retour, ces Ulémas sont garantis du soutien politique de leur islam dans sa prétention à l’orthodoxie.

Les saints locaux, comme le sultan, se réclament parfois d’une ascendance shérifienne: toutefois, en participant à la consultation par leur éventuelle adhésion à une loge ayant des ramifications urbaines, ils admettent la supériorité de l’héritage du Sultan. Même s’il doit composer avec les généalogies sanctifiées tribales, le pouvoir central, en croissant, joue en la faveur de l’islam unitariste, puritain et scripturaliste que proposent les Ulémas lettrés urbains. La baisse de l’allégeance aux saints a pour corollaire la centralisation politique. Pour perdurer, le système dynastique Alaouite doit s’appuyer sur les outils traditionnels de la politique marocaine, en maintenant l’esprit de corps et l’exemplarité charismatique. En réaffirmant le principe d’une transmission biologique du sultanat, les Alaouites s’inscrivent dans la trajectoire des premières dynasties marocaines, et délégitimisent la révolte des marges qui viserait à renverser le Sultan. La monarchie est ainsi devenue une institution clé au Maroc, mêlant politique et religion dans un syncrétisme légitimateur: l’autocratie héréditaire et la contractualité du pouvoir. Si les Alaouites règnent encore aujourd’hui, cela est en partie du à leur clairvoyance dans le jeu religieux marocain. En jouant sur les deux camps, le Sultan s’assure la soumission de la nation à son autorité ; c’est ainsi durant la période alaouite que s’est véritablement formé le nationalisme marocain, ce sous l’effet d’une centralisation du pouvoir combinée à une multiplication des écoles coraniques et des prédicateurs itinérants, qui permettent d’unifier les pratiques en étendant la portée de la parole des Ulemas, porteurs de l’orthodoxie shérifienne.

    Le Maroc a dès ses premiers siècles cultivé une grande tradition d’érudition religieuse: chaque Sultan fonde des villes et les fait prospérer, attirant à sa cour les lettrés. Le Maroc est en contact, bien avant le XIVème siècle, avec les aires culturelles européenne, andalouse et arabe. De plus, l’Arabe est une langue familière, même si les Berbères forment une grande partie de la population. Le scripturalisme puritain qui fleurit aux XVIIIème et XIXème siècle dans le monde musulman y trouve un terreau favorable pour se légitimer. Pour Geertz, cette inclinaison de la balance de l’autorité spirituelle vient non pas réformer mais idéologiser l’islam. Elle ne s’adapte pas, à la manière dont l’islam l’a toujours fait, à un nouveau phénomène qui est la modernité, mais tente de la justifier en termes coraniques. Elle n’apporte que le cadre théologique symbolisant des phénomènes déjà effectifs: le déclin de l’empire ottoman et des puissances méditerranéennes face à l’expansionnisme du capitalisme européen, la modernité à marche forcée que tentent de mettre en place les pachas. Elle dresse des contours précis à la religion, là où le choix de la forme du rituel était laissée aux zawiras. En prônant le retour à un islam originel, le mouvement salafiyya parti d’Égypte ne tarde pas à toucher le Maroc. Depuis le XVIIIème siècle, les attaques incessantes contre l’impiété des marabouts montrent qu’il y était préparé. Le maintien au pouvoir des Alaouites, nécessaire stabilisation du système rotatif segmentaire pour mettre en place une modernisation « à l’occidentale », participe à la destruction de l’équilibre d’un système pluri-centenaire. La centralisation accrue, les modes de production et de transports modernes rendent caduque le tribalisme. Le souverain n’a plus de réels contre-pouvoirs moralisateurs et purificateurs, ce que Khaldun décrit comme étant la source de la piété comme de la corruption.

    L’état moderne nécessite le monopole de la violence légitime, et les nouvelles règles économiques désacralisent complètement le voyage commercial, qui avait des dimensions spirituelles chez les nomades. La modernité fait pencher la balance vers le mode de vie urbain. Les zawiras fleurissent sous le sultanat alaouite, compensant le délitement de l’esprit de corps tribal: en 1905, un homme sur cinq se déclare appartenant à une confrérie.

La période coloniale: nationalisme politique et scripturalisme religieux.

    La période de protectorat s’initie officiellement en 1912. L’influence européenne, nous l’avons vu, commence à se faire sentir au Maroc dès le XVème siècle. Au XVIIIème siècle, les intrigues politiques et économiques étrangères se multiplient. Au tournant du siècle, les expéditions d’Égypte de Napoléon marquaient le début des tanzimats ottomans, puis l’impérialisme européen au Maghreb se dévoile au grand jour avec la prise d’Alger en 1830. Ce qui a débuté par des demandes de produits de consommation est devenu une demande toujours croissante en matières premières, et s’est accompagné d’un développement économique à marche forcée sous la pression des émissaires européens. Le protectorat officialise une situation déjà présente: la direction du royaume alaouite par le Sultan n’est plus qu’un artefact, les affaires étant aux mains des proconsuls européens. La légitimation des dirigeants indigènes en souffre. L’opposition entre la classe dominante restreinte étrangère et les dominés autochtone s’exprime par un biais cultuel, qui devient un marqueur identitaire. L’islam scripturaliste est un islam de réaction, où la définition de soi comme musulman prend une place centrale dans l’auto-identification.

    La société marocaine de la période coloniale peut être définie comme un mélange du modèle khaldunien et du modèle marxiste: les tribus et le prolétariat urbain nouvellement formé s’opposent au pouvoir central acquis aux étrangers. L’état colonial et son administration puissante ont tempéré la menace tribale, mais se retrouvent avec des masses prolétaires unemployées qui l’effraient, typiques de la condition protocapitaliste. La population ne s’est pas accrue, mais urbanisée avec l’attraction croissante du mode de vie urbain et les débouchés qu’offrent la sécurisation des biens et échanges marchands. Ainsi, l’islam en vigueur dans les centres urbains a gagné en audience. Les réformistes scripturalistes rejettent le folklore soufi, qu’ils voient comme une tradition rurale contraire à la pratique d’un islam pur. En un sens, le premier impact de la modernité dans la société marocaine fut la fin de la puissance de l’orthodoxie tribale, avec l’imposition d’une autorité distante et impersonnelle qui était nécessaire à la transition industrielle. Désormais, les purificateurs ne viennent plus du désert mais de la ville, le pendule actionnant la rotation n’est plus déclenché par l’autonomie tribale.

    Nuançons toutefois ce dernier propos: s’il y a une lutte des classes au Maroc, elle est ethnique et religieuse: la prétention nomocratique, théocratique de l’islam puritain naît de sa position subordonnée où il est privé de tout pouvoir « autochtone ». Développé par une classe sociale qui seule était à même de satisfaire la demande religieuse, l’islam scripturaliste puritain est né dans les centres urbains; en se légitimant par leur pratique purifiée, les Ulemas se différencient des occidentaux, des rustiques hétérodoxes, ainsi que des élites politiques corrompues.

L’industrialisation est donc un premier facteur de bouleversement du Maroc. Le nationalisme qui s’y développe va également contribuer au renouvellement spirituel. La spécialisation des métiers dans les sociétés industrielles s’accompagne d’une homogénéisation culturelle par l’éducation nationale: cela est rendu nécessaire par les besoins de circulation des travailleurs. Le nationalisme vient compenser la crainte de khaldun d’une dissolution de la société dans la spécialisation; il impose à l’islam d’adopter une forme de pratique désormais moins rituelle et externalisée qu’individuelle et collective. Les nationalistes marocains, formés par une éducation religieuse réformée, celle de la salafiyya, prennent sous la domination coloniale une position farouchement anti sancticité, considérant les saints comme manipulés par les étrangers pour maintenir le Maroc dans son obscurantisme. Il est faux de penser que les sheiks ne se sont pas adaptés aux bouleversements sociétaux engendrés par la modernisation, mais le système symbolique qu’ils proposent est trop particulariste pour correspondre aux exigences nationalistes.

Là se retrouve une tension qui a animé tous les développements de la religion au Maroc: l’islam a toujours fonctionné par deux biais dans ce pays. D’un côté, il est un effort d’adaptation de l’universel aux réalités locales, de l’autre, un support inamovible du maintien de l’identité islamique face aux bouleversements du monde. La condition moderne entraîne une multi-formité des identités: elle creuse le fossé qui existait déjà entre ce que croient les gens et ce que dit l’islam. La symbolique transportée par le message coranique, notamment les rites, légendes et doctrines qui l’ont accompagné au fil du temps, perdent en signification avec la modernité. La dégradation de l’autorité religieuse ne touche pour l’instant que les marges: les centres, pour s’adapter, ont choisi le rigorisme fondamentaliste, l’orthodoxie unitaire. Le cloisonnement du sacré et de la doctrine correspond à une séparation du paysage (le contexte sociologique) et de la carte (le message qui l’explicite): la forme de religiosité emprunte désormais au formalisme idéologique, plus qu’elle n’est soutenue par les idées qu’elle professe. Les modifications des styles de vie avec la modernité confronte les formes de foi établies à une nécessaire adaptation pour survivre.

La perte de monopole du maraboutisme dans les périphéries est un changement majeur dans le système religieux marocain. La religiosité perdure, mais l’esprit religieux plus difficilement: le pouvoir symbolique laisse la place au prestige. Désormais, l’important est moins d’affirmer détenir des preuves et une révélation que d’idéologiser l’importance du divin et de la piété. Le potentiel « révolutionnaire » a transité (avec la modernité et la prise de pouvoir d’élites étrangères) des marges nomades aux classes lettrées urbaines. Auparavant, elles légitimaient la prise de pouvoir du nouveau gouverneur venu du désert. Dorénavant, en se définissant contre les vieilles élites corrompues et le pouvoir colonial, les Ulémas concentrent le pouvoir contestataire dans leurs prêches et sermons.

Conclusion.

    La modernité, impulsée par l’ingérence européenne (mais ayant eu des développements que l’on peut considérer comme « intérieurs »), bouleverse l’équilibre d’un système ayant traversé les siècles à force de rénovation et d’adaptation de sa foi. Parler du Maroc comme d’un État-nation semble impossible avant le protectorat: l’opposition entre blad Makhzen et blad Siba fait plutôt penser aux occidentaux à deux pays distincts, ce qui s’exprime à travers l’imposition du dahir berbère. Pourtant, avec sa foi, le pays s’est unifié depuis les premières dynasties shérifiennes. L’unité géographique entre Sahara, Atlantique et Méditerranée est indéniable tant les liens politiques et commerciaux qui tissent le réseau national sont denses et pluri-séculaires. L’État colonial impulse un développement économique rapide avec son pouvoir autoritaire, mais le prolétariat ainsi généré, comme les premiers prolétaires d’Europe, fait peur à la classe dominante restreinte et étrangère. Lorsque, dans les années cinquante, il embrasse le « terrorisme » pour exprimer son nationalisme, il est porté par une nouvelle intelligentsia urbaine et un soutien unanime au sultan, qui sera pour cela bientôt déporté.

    Avec l’ingérence française, le système khaldunien achève l’immobilisation entamée par les Alaouites: les derniers chiens de bergers conservent une position qui tend à devenir dynastique. Ainsi, les Caïds sont seuls maîtres chez eux, situation dont on trouve des traces avant la domination française. En revanche, le scripturalisme puritain qui se développe avec la modernité est un mouvement transnational de réaction à ce phénomène. Ses échos au Maroc ont pu effrayer le pouvoir français, qui en retour s’appuyait sur les marabouts pour contrôler une religiosité qui se devait d’être confinée à l’espace « privé », selon le crédo laïque républicain. Même s’il n’a pas encore les connotations politiques que lui donneront les écrits de Saïd Qtub dans la situation post-coloniale, la croissance de l’influence des penseurs égyptiens depuis le début du XXème siècle laisse craindre aux autorités du protectorat un embrasement pan-islamique et anti-colonial au Maroc, comme dans le reste de ses colonies africaines. De plus, celui-ci pouvait, du fait de la familiarité de la culture arabe, se concilier d’un autre côté avec le pan-arabisme tiermondiste émergeant après la seconde guerre mondiale. Quoi qu’il en soit, la religion reste une source normative indépendante de l’État, qui avec les moyens de la modernité accroît son influence. Elle structure la société civile, et permet d’avoir un dialogue avec l’État. La religion transforme l’espace public en un corps social actif, interlocutif et réflexif.

L’indépendance, qui vient à l’hiver 1956, restaure théoriquement la situation pré-coloniale. Le Sultan, toutefois, se désigne lui-même désormais comme un roi: c’est une marque de la transition de l’empire théocratique à l’état-nation moderne. Les nouvelles villes, l’administration et l’économie modernes, ont tempéré la dissidence tribale. Le dualisme khalduunien n’est plus, et le Roi a pu récupérer la hiérarchie unique de l’appareil colonial pour continuer à exercer un pouvoir fort sur son pays. La constitution de partis politiques, dans l’immédiate indépendance, permet à un système très peu démocratique de concilier une approche traditionnelle de la politique à la modernité économique: facilitée par le réseau des zawiras à travers tout le pays, la création ces partis et de leurs antennes locales et rurales étendent le patronage pour en faire une forme possible de participation politique, celle de l’influence ou du conseil. Le roi et son administration concentrant les pouvoirs, seul l’espoir d’avoir « une connaissance à la cour » peut offrir la corruption pacificatrice qui empêche les populations de se révolter ou de contester le pouvoir central en les intégrant dans les hiérarchies.

     Les deux ouvrages mobilisés pour cette rédaction, Islam observed, de Clifford Geertz et
Muslim society d’Ernst Gellner, apportent une pierre à l’édifice qui prendra, avec le succès de l’ouvrage d’Edward Saïd, le nom de post-colonial studies. La clairvoyance de leurs auteurs face aux préjugés orientalistes est sidérante pour le lecteur contemporain, tant l’orientalisme de Saïd est présenté ordinairement comme le phare dans le brouillard de l’ethnocentrisme des sciences sociales avant lui. Les deux se lisent mutuellement, se citent, bien que l’ouvrage de Geertz soit plus ancien que celui de Gellner (il se réfère plusieurs fois à la thèse de Gellner, effectuée dans le haut Atlas). Complémentaires l’un de l’autre, l’ouvrage de Geertz offre une vision complétement anthropologique de la religiosité musulmane, tandis que chez l’auteur de Nations et nationalismes on décèle déjà les réflexions qui mèneront à la rédaction de ce classique des sciences sociales. Gellner a fait de solides ethnographies par le passé chez ces mêmes populations, mais c’est plus en
historiographe et en sociologue qu’il aborde les muslim societies. Geertz, par la nature de sa
réflexion et le matériau qu’il emploie, reste sur le terrain classique de l’anthropologie (on le voit par son raisonnement sur la nature de la religion, sa discussion des travaux de Malinowski et de son acception de la magie, l’emploi des mythes pour comprendre la symbolique des populations étudiées…). Résumer en quelques pages la réflexion foisonnante contenue dans ces deux ouvrages est une tâche titanesque; aussi nous espérons que le point de vue adopté, une dialectique des deux ouvrages dans le but d’appréhender un phénomène millénaire, n’obscurcisse pas les multiples pistes de réflexion énoncées par ces auteurs. Le processus décrit est aujourd’hui particulièrement bien étudié, mais nous imaginons que ces réflexions ont eu l’effet de pavés jetés dans la mare de la mémoire coloniale refoulée dans la France des années soixante, à peine sortie du bourbier algérien.

     Alors que l’ex-puissance coloniale se voyait politiquement exclue de la plupart de ses anciennes possessions, elle se plaisait à voir dans l’islam une doctrine d’archaïques dont les prétentions théocratiques ne pouvaient que freiner la modernisation des pays musulmans. Elle était confortée en cela par l’image médiatique qu’elle donnait aux musulmans vivant en France (quand elle leur en donnait une!), travailleurs non-qualifiés souvent issus de milieux ruraux avant leur immigration, et par une cécité due à son fanatisme laïc imprégné de l’idée de désenchantement industriel. Au contraire, Geertz et Gellner aident à démêler le sac de nœuds laissé dans les mémoires par la propagande de l’Empire Français, vrai fourre-tout orientaliste. Ils nous rappellent que l’islam est une religiosité avant d’être politisé, que les processus sociaux historiques qui l’ont parfois amené à la prétention théocratique sont guidés par des choix historiques parmi une gamme de possibles et non une essence particulière à l’islam des barbares, ainsi , « que l’explication par l’islam est toujours une faiblesse de l’esprit ».

    Enfin, la complémentarité de ces deux auteurs sur ce sujet ne peut être mieux illustrée que par l’appréhension et la description minutieuse des mécanismes de diffusion de l’islam scriptural puritain avec les moyens de la modernité. Les centres urbains attirent, l’adoption de leur style de vie se généralise: toutefois, la société marocaine n’étant pas une société massivement industrialisée, la persistance de certains phénomènes traditionnels les fait cohabiter avec d’autres relevant de la modernité. L’islam marocain a réussi à s’adapter au tournant de la modernité et au bouleversement de la structure sociologique par le biais du scripturalisme, du puritanisme et du nationalisme. Les deux auteurs pris ensembles nous donnent l’aperçu du passage d’une société dualiste (au sens quasi-lévistraussien du terme, particulièrement dans l’analyse de Gellner) dont la religion était porteuse de sens symbolique et logique ainsi que moteur de la réunification des deux pôles, à une structure sociologique et anthropologique en partie « moderne », dans laquelle subsistent les marques de l’identité marocaine historique, toujours imprégnée de l’islam, producteur normatif et identitaire face aux phénomènes d’ouverture globale inhérents à la suite de l’histoire.

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