L’apparition de l’islam dans l’espace public européen résulte de deux processus distincts. D’une part, la résonance internationale croissante d’évènements géo-politiques liés (ou mis en relation) avec l’islam en tant qu’essence religieuse ou le monde musulman en tant qu’application politique et sociale de la doxa islamique (réelle ou fantasmée). Ces évènements, tels que le choc pétrolier de 1973, la révolution iranienne ou les attentats du onze septembre 2001, donnent lieu à des pratiques discursives homogénéisées de la part des dirigeants et médias occidentaux. D’autre part, la constitution d’une société civile musulmane occidentale, et l’accroissement des revendications de ces populations européennes et américaines, issues ou non de l’immigration, donnent lieu à de fréquentes poussées islamophobes de la part des populations « indigènes ». Elles revendiquent de fait l’exclusivité de l’appartenance à la société civile et sa composition homogène. Les individus musulmans en sont inexorablement exclus, dès lors qu’ils appellent à la reconnaissance de leurs droits légitimes garantis par leur statut de citoyen.
Nous allons le voir, ces deux processus sont bien entendu liés, et leurs évolutions suivent celles d’un « méta-discours » essentialiste dont l’origine pourrait être millénaire, réactivé et adapté ponctuellement en résonance à l’actualité ou par le fait d’intellectuels tels que Samuel Huntington. Contre la réification des cultures, il semble primordial pour le sociologue de déconstruire les évènements, les discours et pratiques des politiciens comme des musulmans, pour ne pas se laisser abuser par « l’air du temps » souvent sensible aux poussées xénophobes et racialisantes. Ce qui apparaît, c’est que l’homogénéisation souhaitée par, pour ne citer qu’elle, la nécessité de contrôle des masses d’un état central jacobin comme celui de la France, est loin de correspondre à la réalité. Ni le « monde musulman », ni l’occidental, ne constituent des entités fermées sur elles-mêmes, immuables et imperméables à toute influence extérieure. Au choc des civilisations, les sciences sociales actuelles opposent les postcolonial studies, une appréhension pluri-centriste de la réalité qui correspond mieux à la perméabilité d’un monde globalisé; contrairement à l’approche journalistique ou politicienne, celle des sciences sociales est régie par une éthique méthodologique qui l’oblige à déconstruire les catégories établies, à se méfier de toute simplification hasardeuse dans sa lecture du monde contemporain, ce qui lui permet d’opter pour un discours à l’encontre des tendances ayant droit de cité dans une sphère médiatique quelque peu cadenassée.
A l’aide des outils conceptuels forgés au gré des écoles de pensée sociologiques, philosophiques et anthropologiques, nous nous proposons de définir puis d’interpréter, d’une manière largement acceptée en sciences sociales mais pesant très peu dans la sphère publique, ce que l’on peut nommer sans craindre l’oxymore « l’islam public européen ». Ce concept n’en est pas réellement un, puisqu’il correspond simplement à un constat sociologique ne nécessitant pas d’analyse préalable; bien qu’il soit, sinon récusé, difficilement accepté par une classe politicienne aux idéologies post-guerre froide en mal de légitimation, notamment vis-à-vis d’une politique
impérialiste armée et agressive, aussi bien qu’économique et symbolique.
L’espace public européen
-Retour sur la notion d’espace public-
» Le concept d’espace public prend sens précisément là où s’interrompt la continuité avec l’origine ou la culture partagée, là où s’institue un espace politique qui unit le disparate sans effacer la disparité. Si la communauté est par définition homogène, le domaine public est par définition hétérogène. Cet espace public « intervalaire » connecte les lieux particuliers, non pour donner naissance à un être-en-commun mais à un vivre- ensemble » 1
Tel qu’il est théorisé par Habermas2, l’espace public (la sphère publique) est le foyer dans lequel peut s’exercer la démocratie. Il trouve ses racines dans l’Europe du XVIIIème siècle: son apparition est permise dans un premier temps par l’accroissement des échanges de longue distance, qui eux mêmes nécessitent une communication et une mobilité accrue des personnes. Cette correspondance s’effectue d’abord de manière épistolaire d’informateur à destinataire. Avec l’instauration de courriers réguliers, parallèlement au développement du capitalisme marchand, commencent à paraître des journaux d’informations informels, qui circulent dans les milieux bourgeois d’alors. Leur contenu touche dans un premier temps à la situation politique des lieux où sont réalisés les investissements. Bientôt, l’information de ces « journaux manuscrits », édités par des marchands d’information professionnels, relate également les faits de cour puis renseigne sur l’utilisation de la trésorerie royale. Le mécanisme est lancé, et l’on peut faire un parallèle évident avec ce que Benedict Anderson a décrit comme « la constitution de l’imaginaire national »3. Les cercles littéraires bourgeois (les « salons » du XVIIIème siècle) constitueront le premier public récepteur d’une information qui se densifie sans cesse, avec notamment l’apparition de journaux vendus anonymement, c’est-à-dire accessibles à la vente « libre ». La conduite des affaires d’État était alors l’apanage de la royauté; l’on peut imaginer la révolution des esprits que représente le simple fait que certains roturiers puissent entreprendre de réfléchir sur la conduite à donner à la direction du royaume. Maurice Agulhon a donné un excellent aperçu de la manière dont certains cercles au XIXème siècle s’emparaient de ces journaux pour raisonner sur la conduite des affaires publiques4. Toutefois, à ce moment là, le pouvoir avait déjà changé de mains et connaissait une ébauche de démocratisation, avec la constitution de réelles « opinions publiques ». La constitution d’une sphère publique entraine la définition d’une sphère privée; en un sens, la première s’oppose également à l’autorité, d’où le terme « public », récepteur de l’action étatique.
Objet et lieu de rencontre des citoyens, par nature hétérogène, la sphère publique est pour Habermas l’endroit où les affrontements armés et l’arbitraire royal ont laissé place à l’utilisation d’arguments raisonnés pour débattre de la politique et de politique. Elle est donc le foyer de la démocratie, mais il faut encore dissocier la « sphère publique » de la « société civile »: si la seconde ne peut se constituer qu’avec l’apparition de la première, la sphère publique en revanche peut exister sans qu’il n’y ai de réel pouvoir conféré à la société civile.5 En somme, l’apparition d’une sphère publique est nécessaire à la création d’une culture démocratique, d’un habitus de la citoyenneté, qui permet en retour la juste utilisation du terme « société civile ». De plus, parler de l’espace public comme foyer de la démocratie est réducteur: la « génération communicationelle civile » n’est pas le seul instrument décisionnaire, il se double de la manipulation politique médiatique qui insuffle aux masses une forme de loyauté à la force politique qui l’emploie. C’est la tension entre ces deux mécanismes (et non leur découplage), comme nous l’affirmions en introduction, qui crée ce que nous nommons « démocratie » (Triaud, 2009).
La loyauté des individus impulsée par la manipulation politique médiatique s’explique par le pouvoir ainsi conféré à l’état de constituer les préséances normatives, qui limitent les cadres dans lesquels peut s’inscrire le débat. Ce dernier consiste lui en un ensemble de préférences normatives :
« l’institution d’une scène politique (nommer ceux qui peuvent y jouer et décider les règles du jeu) est un geste de fondation qui cherche toujours à se faire oublier pour ce qu’il est, à se « naturaliser ». Les paroles de l’étranger, du mécréant, du vaincu, du ‘dissocié’ de l’espace social, ne sont plus que des paroles illégitimes. L' »autre », qui déroge aux « grammaires de publicisation » ou aux normes, rappelle ce que l’espace public doit aux effractions imposées à l’ordre social policé. «
(Leclerc-Olive , 2009:42)
L’article de Leclerc-Olive amène également d’autres précisions conceptuelles en introduisant le terme d’arènes publiques (ou sociales): permettant de pallier aux absences de la théorie d’Habermas, l’arène publique offre la possibilité de prendre en compte la « communication peu connectée », celle qui n’est pas sous les feux des projecteurs nationaux ou transnationaux mais au contraire locale, physiquement située. Elle inclut également les formes de communication autres que l’utilisation de l’argumentation rationnelle, qu’Habermas pense être la seule forme possible aujourd’hui dans la sphère publique. L’arène publique est le lieu de l’affrontement performatif (dans le sens que lui ont donné ses créateurs de l’école de Chicago), ce qui entre directement en résonance avec notre sujet, l’islam public européen.
Contre l’immobilisme et le despotisme présupposé des sociétés musulmanes, également contre le préjugé selon lequel l’islam serait une forme de religiosité totalitaire, indissociable du politique, Eseinstadt et Schluchter ont proposé1 le concept d’espace public religieux. Ce concept peut paraître attrayant pour le type d’étude que nous menons ici, mais il est employé dans le cadre de l’analyse de sociétés de l’Afrique de l’Ouest; il suppose que le religieux, dans la forme et le contexte où il s’est développé dans ces pays, a permis d’offrir à la société civile une forme d’accès à la sphère publique politique:
« il permet de dépasser le paradigme de l’espace public « bourgeois » (Habermas) où le religieux tend à se voir limité à la sphère privée ou du particulier. Une telle proposition signifie que l’on doit accepter de considérer le religieux en tant que source normative plus ou moins autonome vis-à-vis de l’Etat, ce qui implique d’une part qu’il diffuse des valeurs, des comportements et des mobilisations propres et, d’autre part, que les pouvoirs publics s’inscrivent dans un réel dialogue avec la société civile, dont l’élément religieux offrirait un degré de structuration suffisant pour soutenir un tel dialogue. »2
Les dangers que peut représenter l’importation d’un tel concept pour notre objet d’étude sans une analyse critique préalable de la viabilité d’un tel emprunt nous limitent dans l’utilisation de ce terme pour le moment, mais l’idée semble intéressante, nous le verrons plus tard ; en effet, se développent en occident certaines formes d’accès à une véritable citoyenneté par l’intermédiaire de l’intégration qu’offre la communauté religieuse pour les populations musulmanes qui subissent discriminations et précarisation. De plus, à bien y réfléchir, le sécularisme européen n’a pas tant rejeté la religion dans la sphère privée qu’affirmé la préséance normative reconnaissant la pluralité des appartenances religieuses…
-Le méta-discours islamophobe-
La spécificité de l’islamophobie contemporaine, par rapport aux discours « classiques » supports de préjugés sur l’islam, vient du fait qu’elle résulte d’un méta-discours qui s’applique aussi bien à l’échelle locale qu’internationale1. Une mauvaise compréhension, ou un amalgame volontaire, est à l’origine de la confusion entre la minorité terroriste et la majorité des musulmans. Aux États-Unis, où les propos les plus virulents sont courants, l’islam est régulièrement comparé au diable en personne,véritable démon menaçant de tous bords l’amour de la liberté qui serait propre à une modernité qui ne se conçoit que sur le modèle occidental; le président George W. Bush, et beaucoup de cadres de son administration à sa suite, ont utilisé à plusieurs reprises le terme islamo-fascisme, sans préciser qui précisément était visé par cette accusation de totalitarisme2. De tels constats posent la question de la capacité d’un occident euro-américain à s’adapter à l’interpénétration croissante d’un monde globalisé, où les cultures et civilisations ne sont plus conçues comme immuables et figées, essentialisées, mais au contraire dynamiques et adaptatives, réceptives aux flux humains, économiques, intellectuels. Les tenants de la « guerre des cultures » au rang desquels figurent les idéologues américains Bernard Lewis et Samuel Huntington appellent au repli identitaire et civilisationnel, au « nationalisme dur » et fermé sur soi; Cette vision idyllique d’un passé autarcique est encore marquée d’un ethnocentrisme et d’un racialisme mêlant des composantes biologiques et culturelles. Ils ne semblent montrer que l’angoisse d’un occident en perte de vitesse qui s’accroche à son hégémonie morcelée de toutes parts. En réalité, le terme civilisation, créé au XVIIIème siècle, a toujours comporté un jugement de valeur, couplé à une reconnaissance de l’altérité. Tirée du latin Civis, par opposition à Rusticitas, l’histoire de la notion est parallèle à celle de la conscience européenne. Elle est indissociable de celle de progrès, qui apparaît au même moment. Ethnocentrisme universaliste, elle permet de juger les « autres » selon nos critères, et donc de qualifier leurs comportements sur une échelle de « primitivité »3.
En Europe, la rhétorique du choc des civilisations a évidemment eu du succès, étant une zone-tampon historique entre le centre américain et le moyen-orient musulman. L’extrême droite européenne en a fait son cheval de bataille (Cesari, 2004 : 50-52), couplant cette pratique discursive à une conception étroite, racialiste, de la nationalité. La fin des années 90 a vu ces thématiques dépasser les cadres traditionnels de l’extrême droite, au point que Cesari parle de « lepénisation des esprits ». Un lien systématique est opéré entre les banlieues, l’immigration et l’islam. L’effet Ben Laden, avec les attentats du onze septembre 2001, a rajouté à cette stigmatisation un soupçon permanent sur la loyauté de ces populations, qui sont assimilées à la menace extérieure du terrorisme. L’ouest systématise les préjugés touchant les pays à majorité musulmane, pensés comme opposés aux droits de l’Homme, à la justice, à l’égalité4. Tout conflit qui touche ces pays est interprété en termes religieux, sans que les causes géo-politiques soient mises en lumière, comme si « l’explication par l’islam, faiblesse de l’esprit » (Triaud, 2008: 24), pouvait suffire à les comprendre; de plus, ces régions sont cruciales pour les intérêts économiques occidentaux, ce qui explique la sur- médiatisation de ces conflits. En revanche, le prix Nobel de Mohamad Yunus ou l’exploit de la cosmonaute iranienne Anoushe’s Ansari ne sont bien entendu pas vu comme des conséquences de leur « islamité » (Kalin, 2006 : 53).
La vague islamophobe qui croît en Europe et aux États-Unis depuis les attentats du onze septembre 2001 n’est toutefois que le plus récent exemple de l’échec de l’occident à créer des liens sérieux et pacifiques avec l’Islam. Une véritable « barrière mentale » subsiste depuis un millénaire, qui s’exprime par un monologue continu de l’occident sur le monde musulman1. Si l’Islam n’est pas adapté à la conception occidentale de ce qu’il doit être, alors il est violent et barbare. En se demandant comment est-ce qu’il s’est formé, comment est-ce qu’il opère, et à qui est-ce qu’il bénéficie, J. Lyons dresse une véritable archéologie (au sens foucaldien du terme) du discours anti- musulman: il le fait remonter aux appels à la première croisade contre les « perses », par le Pape Urbain II en 1076, ou encore à la comparaison de l’Islam au diable, faite par Guibert de Nogeant durant la même période. L’opacité et l’ignorance des visions occidentales de l’islam est depuis lors remplacée par une homogénéisation du discours, certain de détenir « la vérité » dans son illégitimation d’un monde musulman barbare. On peut voir une similitude entre cette confusion du chef de l’Église au XIème siècle et le ton généralisant avec lequel les discours actuels appréhendent le monde islamique: le Pape Benoit XVI ne déclarait-il pas en septembre 2006 que Mahomet encourageait à défendre la foi qu’il prêchait par l’épée, réduisant l’Islam à la violence d’un verset? Le président Bush, encore, a personnellement montré que son imaginaire ne dissociait pas la conception millénaire de l’Islam par l’occident de la situation actuelle en utilisant deux fois le terme « croisade » pour qualifier les aventures militaires des États-Unis en Afghanistan, qui se devaient pourtant d’être une « guerre préventive » et non une guerre contre l’Islam.
Depuis la première croisade, la persistance de cette représentation de l’Islam en occident commence à être particulièrement bien étudiée (elle a, par exemple, été l’objet de la majorité des séminaires sur l’islamophobie de l’EHESS durant l’année 2011-2012): on connaît la place réservée par Dante à Mahomet aux enfers, dans un des cercles les plus rapprochés du diable, ou encore les déclarations de Voltaire, qui insiste une fois de plus sur le caractère violent et pervers du prophète et de son message. Plus largement, la fin de la présence des « Sarrasins » en Europe, qui correspond aux débuts de la modernité, à la Renaissance, voit naître une véritable réécriture de l’Histoire, niant tout apport de l’Islam dans un développement civilisationnel qui se doit d’être européen, seul exemple de progrès dans un monde dominé par la barbarie. La prise de conscience de la modernité européenne s’accompagne de la prise de conscience de l’altérité du reste du monde, et de ce mouvement continental les musulmans ont été largement lésés. Réduits à une altérité radicale, ils seront désormais l’exact opposé de ce dont se revendique l’occident: irrationnels, d’une violence inhérente à leur essence, des pervers sexuels dont la foi fut diffusée par l’épée et maintenue par la force. Des ecclésiastiques aux « experts » contemporains, la caricature est systématique, forgée sans compréhension réelle ni reconnaissance de leurs croyances, paroles et actes. Ce développement et cette propagation des discours anti-Islam ont profité de la méconnaissance qu’avaient les européens de leurs voisins immédiats, permettant à certains de jouer en temps de crise sur la xénophobie pour ne servir au final que leurs propres intérêts.
-Les débuts de la présence de l’Islam en Europe: aux marges ou au centre de l’espace public? Les limites des préséances normatives-
« In the late 60s, Islam & Muslims are invisible on the cognitive and spatial maps of US and UE. Since the 70s, both international politics and the emmergence of islam as the 2nd or 3rd largest religion in the West have transformed this situation. Islam and Muslims are visible in our societies, neighbourhoods, places of work and prayer, and in our curricula and medias »
(Kalin, 2006; 16).
Cette remarque est à nuancer pour la France, sa proximité avec la Méditerranée l’a mise en contact depuis longtemps avec les populations musulmanes, et son passé colonial l’a forcé à penser depuis plus d’un siècle le cadre législatif d’une telle cohabitation, dans le cadre de l’OAF mais surtout de ses colonies maghrébines, et plus particulièrement de l’Algérie. Premier pays européen à développer une politique de recrutement massive de travailleurs étrangers, la France a, jusqu’après la seconde guerre mondiale, renvoyé ces travailleurs chez eux une fois leur contrat achevé. Les colonies étaient le réservoir principal de main d’œuvre. Après cette période, beaucoup d’anciens et de nouveaux travailleurs ont acquis la citoyenneté française et se sont installés en France. Jusqu’en 1973-74, l’immigration est un flux continu, les politiques de réunion familiales étaient monnaie courante. Les travailleurs maghrébins, en majorité algériens, étaient toutefois encore considérés comme temporairement présents, leur retour au pays d’origine semblait être une évidence. La première crise induite par le choc pétrolier, puis l’entrée dans l’ère néo-libérale ont conduit les politiques tels que Jean-Marie Le Pen à crier au scandale des immigrés qui prennent les emplois français, alors que la raréfaction des emplois industriels n’était évidemment pas issue de leur volonté ou leur présence. Leurs enfants grandissant, pour la plupart nés sur le sol français, ils se mirent à réclamer des droits1 légitimement acquis mais implicitement refusés. « L’héritage de la guerre d’Algérie, la suspicion de long terme de l’Islam, la différence visible que les « natifs-français » remarquent entre eux et ces nouveaux étrangers empêche la répétition de l’histoire standard de l’immigration » (Bowen, 2010 : 67).
Le problème des revendications musulmanes (en plus d’allier une stigmatisation millénaire de leur confession avec un passé colonial agitant encore les mémoires, une association implicite entre des critères biologiques et une appartenance religieuse) est le contexte dans lequel elles s’expriment au regard du public français en 1989: à travers l’affaire du « foulard » dans le cadre scolaire, l’année du bicentenaire de la Révolution et de la chute du mur de Berlin. Le premier est le « sanctuaire » de l’égalité et de la laïcité républicaine, menacé par le « foulard islamique ». Le second est l’occasion de réactiver la ferveur de l’idéal républicain au cours de cérémonies somptueuses; le troisième voit s’éroder la prégnance du modèle d’intégration américain dans les esprits, qui proposait jusque là une alternative à l’assimilation française (Riveira, 2010 : 33). « Derrière le masque de la rhétorique républicaine et universaliste française, l’origine ethnique de la nation, ses théories et pratiques racialistes ont toujours été occultées ». Se référant à une remarque de J. Loup Amselle sur la « théorie pluriethnique du corps national », Riveira entend démontrer que cette reconnaissance racialisante de la diversité française persiste malgré le modèle d’intégration républicain. Les populations musulmanes de France sont encore fréquemment désignées par leur pays « d’origine », tout comme les Imams prêchant en France depuis des années, « who speak French, and are deeply involved in local cultural or educational activities are lumped into the Interior Ministry »s accounting of « foreign Imams » who are supposedly at the root of Islam’s problems in France » (Bowen, 2010 : Chapitre 9). Cet amalgame résulte d’un traitement différencialiste des populations musulmanes, qui prend forme entre autre sous l’indigénat, et subsiste de l’immigration de ces individus jusqu’à atteindre leur descendance, pourtant française.
« Whoever control perceptions control reality »
(Kalin, 2006 : 54)
Pourquoi la présence de filles voilées au sein de l’espace scolaire a-t-elle cristallisé les formes de rejet de l’islam? Par ce qu’elles affirmaient par là même leur refus de se délester d’une identité musulmane alors qu’elles accédaient à la modernité à travers leur intégration. Malheureusement pour elles, c’est leur émancipation par la scolarité qui heurte la sensibilité de l’opinion publique. Montrant les limites acceptables de l’espace public européen, elles prenaient ainsi parti d’affirmer leur singularité. En ce sens, elles ont démontré que la définition d’espace public en tant qu’espace démocratique était en partie une aberration, puisqu’elles n’y avaient pas droit de cité du fait de leur hétérogénéité avec le corps national. La pseudo-sécularisation européenne, confortée par les théoriciens du « désenchantement du monde », s’est vue malmenée par ces filles qui correspondaient pourtant à l’image moderne de l’émancipation de la femme. Condamner le voile au nom de la laïcité, c’était réduire ce bout de tissu à son essence religieuse, sans comprendre l’affirmation identitaire qui régissait cet acte, sans prendre en compte le contexte culturel dans lequel cette pratique est apparue à l’origine (Riveira, 2010 : 115). Les corps sont toujours sociaux, et leur domestication répond à des contextes culturels variés. De plus, condamner l’irruption de la « religion » dans l’espace public répond à une logique hypocrite qui dénie l’évidente modélisation de nos sociétés selon un héritage judéo-chrétien. Cette idéologie séculariste, en particulier en France, prend dans les discours la forme plus radicale du refus de toute transcendance autre que républicaine. Le foulard subit alors l’ire émotionnelle résultant d’une recombinaison de tout ce que l’on croit savoir sur les musulmans. Ces derniers sont suspectés d’une « essence communautaire », soupçon largement alimenté par les médias qui montrent leur incapacité à intégrer de nouvelles formes d’identités dans l’imaginaire identitaire national, illégitimant de fait leurs pratiques et revendications. Le problème de cette stigmatisation, c’est que le monde globalisé connaît une nouvelle forme de consommation de l’information sous l’effet du développement des mass-medias: ce n’est plus la réelle information qui compte, mais la perception (Kalin, 2006 : 54). Contre l’idée de « public éclairé », à la base de la formation démocratique au XVIIIème siècle, s’affirme sous la pression des populismes les plus récents une identification de l’opinion publique, homogène et personnalisée1.
-Les préseances et préférences normatives en question: politiques, médias et publics-
Après le onze septembre 2001, l’action politique s’est cristallisée autour des musulmans « de l’intérieur ». Politiques de l’immigration, de sécurité, et de gestion religieuses ont étés révisées dans l’ensemble des pays européens durant la dernière décennie. Je vous renvoie à l’article déjà cité de Jocelyne Cesari (Cesari, 2006 : 24-25) pour un descriptif détaillé de l’action sécuritaire gouvernementale européenne. Cette politique a trouvé sa justification dans les attentats du onze septembre, mais la logique sécuritaire était déjà entamée dans les années 90 avec l’importation et la mise en place des thèses de John Rawls sur le sol européen2. Plus généralement, l’amenuisement des frontières et l’importance des flux d’immigration ont conduit les politiciens européens à employer une rhétorique nationaliste, essentialiste dans son approche de « l’identité nationale », voire xénophobe dans ses formes extrêmes. Parfois, cela a même conduit à réaffirmer l’essence catholique de la civilisation européenne ou, comme en Italie, nationale. Dans cette conception de la citoyenneté, la porte est fermée à l’intégration de musulmans, puisqu’ils ne peuvent plus remplir les critères qui auraient fait d’eux de « bons citoyens ». Sous l’égide de l’extrême droite, le sentiment anti- immigrés a dérapé vers une véritable islamophobie (Cesari, 2006 : 27). Comme ce fut le cas en Grande Bretagne, le lien fut fait entre des émeutes à caractère social dans les banlieues pauvres et la menace terroriste internationale rattachée à l’Islam. Ces crises furent gérées par les autorités d’une manière rappelant les heures sombres de la coercition forcée de l’époque coloniale. En France, des partis comme le Front National et plus tard l’UMP ont joué cette carte pour gagner des suffrages. Évidemment, l’utilisation de telles politiques et rhétoriques par des politiciens de moins en moins affiliés à la droite « classique » et « dure » a influé sur les préséances normatives de l’espace public. Un bon exemple est la multiplication des propos négatifs (le terme est encore un euphémisme) dans les débats sur l’immigration et l’islam aux Pays-Bas, là où ils étaient auparavant impromptus.
Le rejet du multiculturalisme américain, que nous avons évoqué plus haut, fut rapidement importé en Europe. A travers ces mesures répressives visant explicitement une partie « différente » du corps national majoritaire, le racisme est devenu de moins en moins implicite et honteux. Il prend des formes « cultivées » (Riveira, 2010 : 13), justifiant le rejet non plus par des raisons biologiques mais sous prétexte d’une essence communautariste (comme en France) ou en condamnant le relativisme post-moderne. La répression de tout phénomène identitaire minoritaire est exercée de manière arbitraire (voir le scandale qu’a provoqué l’affaire du foulard, et la tolérance avec laquelle des groupes comme les Identitaires exercent leur propagande, ont pignon sur rue et présentent des candidats à certaines élections). Le tissu social désagrégé, fragilisé par l’action des politiques libérales après les années 80 laisse le champ libre à la polarisation identitaire conduite par les politiciens. Ces phénomènes ont un seul et même but: réaffirmer la légitimité du système de préférences normatives dominantes, à travers l’agitation de son caractère pseudo-universel donc indiscutable. Le relativisme et le communautarisme, dans cette ferveur hégémonique post-9/11, sont des cibles faciles; en France, la conception universaliste/communautaire de la citoyenneté ( « la seule vraie gemeinschaft est la nation »: mythes des origines, du sang commun (Riveira 2010 : 16)) et l’aspect paternaliste de l’état, dans une conception de la nation comme prolongement de la parenté, renforce l’altérisation des musulmans.
Cette véritable idéologie s’est évidemment perçue dans la manipulation politique médiatique. S’ils ne sont que très rarement ouvertement islamophobes (nous ne considérons pas pour cela les médias alternatifs naissants avec internet, qui sont eux plus de l’ordre de la génération communicationnelle horizontale et civile) le sensationnalisme et la « faitdiversification »1 qu’imposent les courses à l’audimat obligent, comme une évidence, le recours au cliché lorsqu’il s’agit de l’islam. L’étranger est la figure centrale du récit de faits divers, et donc toujours perçu en situation négative. Informer plutôt qu’expliquer? La formule est trop simple pour convenir, mais d’autres l’ont osée2. Quoi qu’il en soit, le traitement médiatique de faits touchant à l’islam ou aux musulmans produit indéniablement de l’islamophobie, s’il ne la reflète pas. Systématiquement, la confusion est entretenue entre l’islam étranger et l’islam « domestique ». L’opacité est maintenue, et les catégories comme islam politique, radical et l’immigration sont brouillées. Le regard médiatique insiste sur la notion de conflit de civilisation en se focalisant sur les questions de genre, d’autoritarisme politique, qui sont mélangées à une possible tendance au conservatisme des populations immigrantes en provenance de pays à majorité musulmane (Cesari, 2006 : 30). Le monde musulman est ainsi décrit comme homogène, monolithique, uniquement selon ses aspects les plus négatifs (rappelons nous l’importance des perceptions plutôt que celle de la vérité!). L’intégration quotidienne n’est, en revanche, que très rarement mise en lumière, et quand elle l’est c’est un sujet de dénonciation plutôt que d’appréciation (ce que nous montrions plus haut, à propos du voile). Ce sujet nous permet de rebondir sur une autre remarque: la disproportion entre la couverture médiatique des faits divers et leur importance réelle. Ce fut un exemple criant de vérité dans le cas de l’affaire du foulard, mais la logique se répète chaque fois que l’on touche à un sujet -plus ou moins, peu importe- proche de l’islam. Que l’on songe au vacarme médiatique ayant entouré la controverse autour de la polygamie ou de la viande halal, qui aurait « envahi Paris »! Une véritable hystérie politique emprunte un langage symbolique discriminant et essentialisant plutôt que de constater l’échec des politiques menée et d’envisager des mesures autres que répressives.
Le choix de ceux qui peuvent prendre la parole dans le camp des stigmatisés influe sur les perceptions du public. Les musulmans qui s’expriment dans les médias majoritaires sont ceux correspondant à l’archétype du « bon » musulman, l’acceptable aux yeux de la France. En revanche, ceux que l’on affiche dans ces mêmes médias sont souvent les « pires »: les centaines d’intellectuels musulmans progressistes qui œuvrent à la conciliation de l’islam et de l’Europe n’ont, à eux tous, bénéficié que d’un « air time » bien moindre que celui du seul Oussama Ben Laden. Les intellectuels « indigènes » subissent le même traitement. Caroline Fourest en France, Oriana Fallaci en Italie, Antonio Elorza en Espagne, ou Herman Philipse aux Pays-Bas peuvent déclarer les pires inepties sur l’islam et les musulmans, il ne risquent pas (ou peu) de trouver en face d’eux sur un plateau de télévision un intellectuel défendant aussi farouchement les positions inverses.
Du côté de la génération communicationnelle civile, horizontale, l’islamophobie pénètre les mœurs et finit par s’imposer dans les débats. L’insécurité, le sentiment d’aliénation, de la perte de contrôle due en partie à la marginalisation de franges toujours plus larges de la société, enfin de la perte de la foi qui assurait la transcendance par les valeurs universelles laisse une large marge de manœuvre aux sentiments les plus vils (Kalin, 2006 : 55). Traitée comme un non-problème par les médias, l’islamophobie devient excusable, voire même un motif de fierté: elle est une réponse normale à la violence de l’islam, qu’on ne sait plus dissocier du terrorisme. En France, les restes de la peur du fellaga, poisson dans l’eau algérienne qui distille la dissidence et vous poignarde sous couvert de son apparence du bon « garçon arabe », ont formé un terreau naturel à la réception des suspicions post-9/11. Les « dominants dominés », la population « native » n’ayant pas accès aux sphères du pouvoir sinon par le suffrage, forme un public réceptif dans sa passivité face au flot d’information continue et sans cesse réactualisé. Sa subjectivité critique, base de la démocratie qui lui permettait de raisonner plutôt que de recevoir, s’en trouve biaisée. Véritable tyrannie de la majorité, la valeur justificatrice que donnent médias et politiques aux sondages d’opinion (au singulier) le transforment en « acteur passif » de sa contemporanéité, et il ne peut que constater la réalité des faits médiatisés dans sa cohabitation quotidienne avec les musulmans.
-Une demi-citoyenneté-
En Europe, au contraire des États-Unis, la majorité des populations musulmanes sont « issues de l’immigration », et se trouvent être majoritaires parmi les individus en situation de marginalisation sociale et économique. Ce trait explique la facilité avec laquelle les dialogues peuvent glisser de la xénophobie, des politiques anti-immigrations et des discours politiques rejetant la différence, vers l’islamophobie. Les populations musulmanes représentent 5% des 425 d’habitants que comptent l’Union européenne ((Cesari, 2006 : 21) les chiffres sont sujets à caution du fait de la difficulté d’établir des statistiques ethniques et religieuses). C’est dire si l’on est loin l’islamisation de l’Europe! Dans l’ensemble des pays du continent, les populations musulmanes sont moins bien loties que les autres, que ce soit au niveau des taux de chômage, d’éducation, ou de la qualité du logement (Cesari, 2006 : 22). La guerre contre le terrorisme a rajouté aux discriminations qu’ils subissaient déjà. Enjoints à perdre ce qui est une composante de leur identité, leur religion, les musulmans sont condamnés à rester dans l’ombre commune aux sub-cultures n’ayant pas ou peu de visibilité médiatique positive.
Les premières vagues d’immigration, on l’a dit, furent celles de travailleurs, souvent ruraux et illettrés, employés dans la construction ou l’industrie automobile. Comme tous les ouvriers pauvres, le logement en grands ensembles leur était destiné. Lorsque, dans les années 70, les politiques d’accession à la propriété pavillonnaire furent lancées, leur situation précaire les a contraints à rester dans ces grands ensembles, tandis que la population « autochtone », plus représentée dans les catégories d’ouvriers qualifiés, les désertait1. « Bâtis dans les milieux pauvres sub-urbains ou les enclaves industrielles, où ils sont isolés de la culture française majoritaire »(Bowen, 2006 : 66), ces grands ensembles furent ainsi le lieu de rassemblement des diverses populations portant les stigmates de l’altérité, accueillant au fur et à mesure les nouveaux immigrés. Très vite, la liaison est devenue automatique entre ethnicité, islam et pauvreté (Cesari, 2004 : 39). Leur situation précaire, ajoutée aux discriminations, laisse bien entendu craindre le risque politique. Avec les années 80, leur lieu de résidence, l’accroissement de la privatisation de l’éducation, le déséquilibre du capital culturel et la précarisation de la condition salariale sous le double effet de la crise du modèle fordiste et du « virage néo-libéral », enfin l’intériorisation de la hiérarchie causée par l’échec scolaire, inhérente à la génération « 80% au bac » (Mauger, 2006) sont autant d’obstacles à une -de moins en moins- possible ascension sociale méritocratique. La précarisation qui touchait les franges les plus pauvres de la société perd dans les mêmes temps, avec la chute électorale, géo-politique, ainsi qu’idéologique du communisme, un formidable instrument de « domestication », sinon « moralisation ». Cesari est allée jusqu’à parler de Castes (Cesari, 2004 ; 21) pour décrire la situation de ces populations: la transmissibilité du statut d’étranger sur plusieurs générations et l’immobilité sociale pourraient le justifier.
En réaction à la ghettoisation, les bandes arborant des symboliques ethnoïdes, le retour à un islam fantasmé, et l’accroissement des liens communautaires sont autant de recours. Comme un « miroir » en opposition à l’anomie et l’individualisme dominants, l’extension des liens familiaux apporte le soutien face à la discrimination. L’enfermement subi devient ainsi assumé, même revendiqué (Cesari, 2004 : 41). En retour, ces comportements font le jeu des commentateurs qui y voient une propension naturelle ou culturelle, en tous cas essentialisée. Tandis que dans la ville industrielle, la segmentation de classe correspondait à une catégorie plus ou moins universelle, la ville-monde privilégie l’ethnicisation des rapports sociaux. Dans ce cadre, la définition de soi comme musulman peut résulter de la solidarité ethnique préservée dans les conditions socio- économiques de la ségrégation, de la domination. Le mouvement communautaire reprend ainsi les armes de ce qu’il combat, le communautarisme majoritaire et national. A cela se rajoute l’indignité sociale subie, qui trouve avec l’islam comme hier avec le communisme l’occasion de s’intégrer dans une communauté imaginée, transnationale, offrant un système de valeurs alternatifs à celui proposé par la sphère publiques bourgeoise qui les exclus. En somme, un nouvel islam, « mondialisé », constitutif de l’identité, dont le seul socle commun est la référence islamique1.
-L’islam des pauvres et des exclus2? Nouvelles pratiques et syncrétismes-
Les islams aujourd’hui pratiqués dans les pays occidentaux ne sont pas une simple transposition de l’islam des pays à majorité musulmane. Une réinvention de la tradition est opérée, et l’on assiste à l’apparition d’un islam « confessant et séculier » (Cesari, 2004 : 73). Les pratiques sont inégales, individualisées, se limitant souvent aux grands rites de passage; la tradition est méconnue, et l’éducation religieuse souvent pauvre. On peut plutôt parler d’une adhésion aux valeurs, à l’humanisme du message porté par le Coran. Ne relevant pas d’une évidence coutumière, la pratique de l’islam en Europe relève plus d’un choix individuel (pratique post-moderne s’il en est) que de l’imposition par la communauté. Cela se symbolise par exemple par une hortopraxie nettement moins affirmée que dans les pays du monde musulman, où la place de la religion dans l’espace public impose le respect du rituel. Dans l’Europe séculière, une telle publicité religieuse est impensable. Toutefois, il ne faut pas opérer de généralisation abusive, l’islam « totalisant » (s’exprimant principalement par l’hexis corporelle et les modalités des rapports sociaux) est également présent, souvent en réaction à la discrimination subie. Ces pratiques n’empêchent pas l’intégration, au contraire elles offrent un cadre pour une remoralisation qui favorise la participation économique et sociale à la société civile. Simplement, elles opèrent une valorisation du groupe de pairs, mais sont toujours des choix individuels et réversibles, ce qui les différencie des pratiques du monde musulman.
La globalisation n’a pas entraîné une homogénéisation totale des pratiques musulmanes. En revanche, alors que la prégnance que lui assurait l’empire Ottoman fut amenuisée par les États Nations au XXème siècle, la mise à proximité de lieux éloignés et le développement des NTIC ont engendré un renouveau de la conception de l’Oumma. Réactivée par la globalisation, l’adhésion à la communauté des musulmans est désormais plus individuelle. Sur internet, les premiers producteurs et consommateurs d’islam sont occidentaux (Cesari, 2004 : 164). L’Anglais domine cette Oumma virtuelle; ce nouveau support de transmission de l’enseignement islamique ne diffuse pas un message radicalement différent, mais en revanche le mode de consommation et de production de l’offre religieuse diffère. En grande majorité, les sites traitant de l’islam (en dehors des sites islamophobes) sont des moyens de diffusion d’information sur la religion et la pratique. Il existe également, bien sur, des sites de propagande montés par des activistes, mais ils sont minoritaires. Le Coran est accessible en ligne, traduit en langues vernaculaires, ce qui a amené certains commentateurs à parler de désacralisation du message religieux, puisqu’il n’occupe plus uniquement l’espace-temps du sacré, et que son interprétation ne se transmet plus dans le cadre vertical de la madrasa. Il faut plutôt y voir l’effet inverse (Cesari, 2004 ; 175), une « dialectique conférant plus de religiosité à la vie quotidienne ». La multiplication des sources d’interprétations du message religieux n’est pas un signe de transformation de l’autorité religieuse, mais en revanche, internet permet à des interprètes d’origine sociologique inédite de se faire entendre. Les connectivités transversales (Göle, 2005 : 56) et les organisations transnationales profitent de la globalisation: la sphère publique, qui prend une dimension internationale, est investie par l’Islam, et la place qu’il y occupe grandit considérablement après le onze septembre. Un imaginaire collectif islamique se crée. En pénétrant en Europe, l’Islam a gagné en liberté d’expression et de critique, alors que ces traits étaient bridés dans les pays où il est associé au pouvoir politique. Si la tendance générale est plutôt réactionnaire, on assiste à une personnalisation et à une délocalisation du culte; de nouvelles figures prennent de l’importance, comme les prédicateurs et conférenciers transnationaux, qui ne sont parfois pas du tout titulaires des diplômes et de l’enseignement requis pour l’interprétation du Coran. Les Islams de la marge, non orthodoxes, peuvent également gagner en publicité.
–De nouveaux « guides spirituels » pour une nouvelle religiosité-
L’islam d’occident développe de nouvelles formes de légitimités pour ses prédicateurs. Traditionnellement, l’autorité religieuse est transmise par une lignée de maître, donc verticalement. Aujourd’hui, nous l’avons vu, les interprètes les plus divers peuvent se faire entendre grâce aux nouvelles technologies d’information et de communication. Alors que la consommation de l’offre religieuse tend à se détacher de ses dimensions locales, c’est cette dernière qui devient décisive dans la constitution de l’autorité religieuse. L’Imam incarne ce changement: normalement simple dirigeant de la prière, les questions d’interprétation et de conduite rituelles sont confiées au cadi ou au mufti. En occident, devant l’impossibilité d’une telle institutionnalisation de la religion, l’Imam prend une place centrale dans la vie religieuse (à la manière du pasteur protestant), et tire sa légitimité de sa communauté de fidèles. Cesari (Cesari, 2004 : 189) parle de « congrégationnisme », empruntant une dénomination employée aux États-Unis. Cela démontre une adaptation au contexte démocratique et sécularisé. L’Imam est bien souvent le plus diplômé du groupe de fidèles, celui ayant la meilleure connaissance de la religion. terme de congrégation se justifie par la forme de la religiosité: la communauté est volontariste, les fidèles dominent les affaires religieuses telles que la conduite du sermon ou le choix de l’Imam, et des activités sociales, culturelles et éducatives se développent autour de la communauté. Encore monoethniques en Europe, les mosquées de quartier aux États-Unis sont cosmopolites. Toutefois, dans le cas où le choix est restreint, on n’observe que peu de réticence au brassage des origines.
Le passage de la salle de prière à l’érection d’une mosquée marque pour la communauté l’inclusion dans l’espace public urbain. Dans les trois dernières décennies du XXème siècle, Césari (Cesari, 2004 : 189) nous dit qu’il s’en est construit 6000 en Europe occidentale. Souvent avec ce passage, d’invisible, l’islam devient indésiré. Très vite, en revanche, les tensions s’apaisent selon le degré d’habitude de la présence de l’Islam dans l’espace public national. Avec le temps, les études 1 montrent qu’elles s’intègrent parfaitement à l’espace urbain. De plus, la publicisation évite la radicalisation. Avec le renouvellement des générations, cette intégration est favorisée. Si, au départ, les Imams immigrés parlaient souvent peu ou mal la langue du pays d’accueil, ce problème est aujourd’hui largement diminué. Le fait d’être tout de même moins discriminé permet une croissance des contacts avec les non-musulmans, ce qui évite les fantasmes sécuritaires.
–Conclusion-
Par ce qu’il ne pouvait constater chez son voisin immédiat une altérité si radicale, l’occident n’a pas pu le classer, au temps des atlas civilisationnels évolutionnistes et raciologiques, parmi les sauvages. Son faux frère et lui se sont de tous temps servis l’un de l’autre pour évoluer, que ce soit par les emprunts ou la réaction (Lyons 2012): c’est la constatation que la « civilisation » musulmane pouvait s’affirmer comme rivale de sa prétention hégémonique avec sa religion monothéiste universaliste qui est à la source de son incapacité à l’accepter selon sa vraie nature. La France, après les attentats, adopte le 15 novembre 2001 une loi dite « de sécurité quotidienne », renforçant les pouvoirs de ses services de renseignements, puis restreint les possibilités d’immigration par l’intermédiaire d’une autre loi en 2003. Cette dernière inclut également la possibilité pour l’État d’expulser, sous couvert de lutte contre le terrorisme, ceux qui sont jugés comme « opposés aux valeurs républicaines ». Véritables « opposants au régime », des Imams seront bientôt expulsés pour propos sexistes (Cesari 2011). Un « bon » et un « mauvais islam », comprendre par là un Islam dirigé par l’État où les Imams sont agrégés par ses services -comment ne pas y voir une réplique de la volonté royale de contrôler l’Église gallicane par la nomination des évêques?- et un autre irrémédiablement effrayant, radical et totalitaire, apparaissent sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy (Cesari 2011; Bowen 2007). Les seuls musulmans autorisés à prendre la parole par les médias sont évidemment les « bons », les « modérés », et même cette distinction semble ne pas suffire à calmer la radicalisation des esprits vis-à-vis du rejet de l’Islam, comme en témoignent une Caroline Fourest ou un Pierre-André Taguieff représentant le virage islamophobe de la gauche française (Geisser 2003). Moins étonnante est la réaction de Robert Ménard, ex-reporter sans frontières désormais collaborateur d’un site lié à l’extrême droite, Boulevard Voltaire, qui se déclare ouvertement islamophobe. A cela s’ajoute la crainte ethnocentriste de féministes d’une religion dont elles ne comprennent parfois pas grand chose, si l’on en juge l’action des femens, brûlant dernièrement un « drapeau salafiste » devant la grande Mosquée de Paris, organisme « modéré » s’il en est. Il est notoire que les postcolonial studies ont été importées dans le milieu intellectuel français avec un certain retard sur les anglo-saxons. Toutefois, il est faux de dire qu’elles sont venues combler un vide absolu: Fanon, Memmi, Césaire, ont en leur temps élevé des voix entendues contre l’action coloniale, et l’islamophobie des intellectuels français contemporains ne peut se justifier uniquement par une défaillance du devoir de mémoire.
Le problème est à creuser, comme le suggère J. Lyons, vers le verrouillage de la sphère médiatique par une classe sociale dominante inapte à remettre en cause son action et ses lignes politiques, quitte à désigner des boucs-émissaires2 pour se délester de ses responsabilités. Ce verrouillage a amené certains sociologues à parler de véritable « oligarchie » (par exemple, les ouvrages du couple de chercheurs Monique et Michel Pinçon-Charlot) concentrant les pouvoirs. Face à cet immobilisme, les musulmans qui subissent le déni de modernité et les discriminations ont appris à maîtriser les codes nécessaires à une publicisation accrue de leurs revendications (on le voit déjà lorsque Yasser Arafat fait sensation au congrès de l’ONU en 1974 avec une arme à feu et une branche d’olivier, tendance qui se confirme avec les attentats du onze septembre 2001). Comme le dit Cefaï : »Le procès de publicisation est la résultante du décloisonnement entre des scènes auparavant disjointes. Plus ce décloisonnement est fort, plus les conflits et les épreuves transcendent leur ancrage local, plus la mobilisation de l’attention publique est forte et plus le problème est perçu comme urgent sur les agendas médiatiques et gouvernementaux ».1 Les arènes médiatiques dans lesquelles sont menées leurs actions performatives de publicisation sont rapidement transcendées sous l’effet de la communication omniprésente. Chaque action réalisée est diffusée instantanément dans l’ensemble de la sphère publique transnationale, ainsi, le monopole de la manipulation politique médiatique est rompu. Toutefois, sans aucune traduction, le sens de telles actions ne peut être compris que par une partie seulement du public :
« respecter un certain nombre de règles du jeu pour accomplir des performances compréhensibles et recevables, qui ne sont pas réductiles économiquement ou stratégiquement. […] Prises dans un processus dynamique de reconfiguration à travers des procès d’interaction et de communication, ces actions doivent se couler dans des répertoires dramatiques, emprunter à des panoplies argumentatives, entrer dans des intrigues narratives. […] Sous peine de quoi, les dénonciations et les revendications des acteurs et leurs prétentions à la légitimité « tombent à plat », sont jugées innacceptables, inconvenantes ou impertinentes; et leurs stratégies sont disqualifiées, soit par ce que contraires à l’intérêt général et stigmatisées de particularistes ou corporatistes, soit par ce que non conformes aux règles en usage de la controverse publique ».
Si les actions terroristes ont une répercussion dans la constitution d’un imaginaire musulman opposé à l’occident, c’est par ce qu’elles reprennent dans leurs revendications certains codes qui font sens dans un système symbolique d’appréhension de la réalité, celui des dominés et mécontents de l’impérialisme américain. Le fait que ces actions soient réalisées avec une logistique résolument moderne, parfois par des individus occidentaux, en tous cas souvent déracinés de toute appartenance nationale, montre la maîtrise des codes de la publicisation. Si elles sont loin de correspondre à ce que l’on pourrait nommer « démocratie », elles prennent par la force une parole qui leur est interdite. Sans justification aucune de ces actions, on peut affirmer qu’elles ont également permis à une partie de l’occident d’ouvrir les yeux sur la gravité des actions menées en leur nom par leurs gouvernements dans certaines régions du monde. Pour le reste du public occidental, elles ne font que renforcer la prégnance dans les esprits des thèses essentialistes qui elles sont publicisées sans interruption.
Les musulmans de l’intérieur, ceux qui vivent en occident, n’emploient que rarement la forme d’interaction performative qu’est la violence physique extrême. Leurs messages et revendications sont délivrés selon les formes modernes de débat dans la sphère publique, telles que l’affirmation identitaire par l’affichage d’une hexis corporelle qui diffère des préférences normatives imposées, comme le firent en leur temps les hippies en se laissant pousser les cheveux. Toutefois, l’on peut considérer les émeutes qui éclatent ponctuellement dans les quartiers « sensibles », « ethniques », comme un mode de médiatisation de la colère dans une arène publique locale, qui résonne dans la sphère publique sinon nationale, occidentale ou mondiale.
S’il existe clairement des tendances xénophobes et islamophobes en occident, on peut également faire un parallèle entre ces craintes et l’ouestophobie2 de l’orient: le mot gharib (étranger) est dérivé du mot gharb (ouest). Dans le monde changeant rapidement d’aujourd’hui, on ne peut plus guère considérer le débat entre les musulmans d’un coté et l’occident de l’autre; les musulmans sont désormais une part de l’occident (Hussein, 2006 : 93). Il est nécessaire d’éduquer, de jouer en faveur d’une plus grande intégration des musulmans en Europe, par les biais socio-économiques premièrement. Cela permettrait de leur faire sentir qu’ils appartiennent à l’Europe. Enfin, l’action législative doit être dirigée vers une plus grande conciliation avec la religion musulmane, qui elle s’est adaptée à la condition séculière Européenne. Mis à part un petit groupuscule anglais réclamant la conversion du prince Charles pour que l’intégration des musulmans soit complète (Cesari, 2004 : 88), la charia est observée d’une manière conciliante et syncrétique par les pratiquants. Les normes du code civil y sont intégrées, par exemple l’on voit une disparition des pratiques telles que la polygamie ou la répudiation sur le sol occidental.
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