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Master EHESS

« Oh le parisien »: rapport sur un terrain en centre-Var

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Bronislaw Malinowski en Océanie.

La pratique du « terrain » est devenue, chez les ethnologues, un rite d’initiation incontournable depuis les écrits de Bronislaw Malinowski. Dès avant celui-ci, des  durkheimiens comme Robert Hertz, des « maussiens » comme Marcel Griaule ou Michel Leiris avaient, en France, initié le mouvement en conduisant eux-même des enquêtes ethnographiques plutôt que de pratiquer une « ethnologie de salon ». Toutefois, c’est avec les écrits de Malinowski sur les îles Trobriand que le passage par le terrain sera systématisé pour tout étudiant en ethnologie. Durant nos trois années de préparation du diplôme de Licence, nous avions nous-même été, à plusieurs reprises, amenés à conduire des observations de terrain à Nice, où nous étions étudiants. Munis du « Manuel d’ethnographie » de Marcel Mauss, nous nous étions attachés consciencieusement à la conduite de nos observations, à la retranscription minutieuse de celles-ci dans notre journal, à la restitution par écrit des résultats obtenus en vue d’une évaluation.

      Fort de ces expériences passées et de l’héritage épistémologique sus-mentionné, nous avons abordé, dans le cadre de notre mémoire de master, nos recherches de terrain d’un point de vue plutôt confiant, pensant savoir éviter les errements que nous avions déjà rencontré. C’était là une erreur monumentale : ce terrain serait plus long, plus éloigné (mais pourtant si proche !), plus difficile à décortiquer que tout ce que nous avions connu comme expériences jusqu’ici. En descendant du T.G.V., en gare des Arcs-Draguignan, en juillet 2013, nous ne débarquions pas en terre inconnue : des figures familières nous ont accueillies sur le quai d’une gare que nous avions déjà fréquenté, les paysages et la société que nous nous apprêtions à observer nous étaient connus depuis toujours, nous n’aurions pas à souffrir des aléas logistiques du terrain solitaire en pays étranger. Parmi les autres ethnologues de notre promotion à l’École des Hautes Études, nous nous sentions même un peu coupable, comme si nous avions choisi une voie plus aisée, ou du moins légèrement envieux devant les récits de voyage de nos camarades lorsqu’ils nous relataient leurs expériences. C’est avec les étudiants en sociologie que nous partagions peut-être le plus de connivence, leurs travaux traitant souvent de populations géographiquement plus proches des nôtres.

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       Il n’a pas fallu attendre longtemps pour que ces préjugés que nous avions s’effritent. Saluant des camarades d’école croisés dans les rues des villages lors des premiers jours de notre présence sur place, nous avons rapidement ré-appris à faire la « bise » correctement, en commençant par le côté droit, en claquant des lèvres à deux reprises. A Paris, nos connaissances faisaient l’inverse, et l’on ne faisait la « bise » qu’aux femmes. Après notre première rencontre et les échanges de nouvelles de connaissances communes, souvent autour d’un café ou d’un verre d’alcool en terrasse des cafés du centre-ville, nos interlocuteurs prenaient presque tous l’habitude de nous interpeller à l’occasion en criant bruyamment « oh le Parisien », moquerie innocente pour rappeler notre choix incompréhensible de nous installer si loin dans le Nord, dans une ville dont tous  convenaient qu’elle n’était pas faite pour eux. Nos cercles d’amis et notre réseau familial ont rapidement adopté cette pratique. Ils décelaient la moindre anomalie de notre comportement avec bien plus d’aisance que nous essayant, avec notre méthodologie, nos observations systématiquement retranscrites, nos entretiens, de comprendre ce qu’ils considéraient être un comportement « normal ».

      Notre langage même n’était plus similaire au leur : confronté à la manière parisienne, épuré par des années d’études, complexifié par l’utilisation de la terminologie d’usage en sciences sociales (dont le verbe est, plus peut-être que pour d’autres disciplines, un moyen privilégié d’exposition), il s’était sans que nous ne nous en apercevions éloigné du langage que nous avions connu et pratiqué depuis notre naissance. Nous utilisions des mots, des tournures de phrases, des intonations qui marquaient notre étrangeté d’avec un monde qui nous était pourtant familier.

      Nous étions pourtant au fait des théories anthropologiques sur l’observation du proche:
l’objectivité dont se revendiquaient les premiers ethnographes était une illusion, l’extériorité de l’ethnologue par rapport à la société étudiée est devenue distanciation méthodologique, l’anthropologie s’était ouverte à la parole des indigènes eux-mêmes qui étaient aussi capables d’adopter un regard analytique sur leur propre existence, sinon mieux à même d’en percevoir les contradictions. Mais ce fut dans notre cas un mouvement inverse : étant issu de ce milieu, notre retour sur place dans le cadre de nos études nous avait certainement conduit à exotiser ce qui autrefois nous était habituel. Notre bagage universitaire et notre expérience de la vie urbaine nous avaient fait adopter un point de vue nouveau sur des phénomènes qui nous paraissaient auparavant « naturels ». Il nous était devenu difficile, peut-être plus encore que si nous avions été confronté à un terrain véritablement « exotique » pour nous-même, d’opérer au décentrement que nécessite la
position de l’ethnographe.

Il convient ici de préciser qu’en plus de ces considérations « pratiques », nous nous confrontions, par la nature de nos problématiques, à une relation particulière avec nos enquêtés. Lorsque nous dialoguions avec des personnes que nous connaissions de longue date, nous savions la distanciation nécessaire pour éviter de considérer avec un regard profane des faits que nous devions voir en ethnographe. Toutefois, au fur et à mesure que notre enquête progressait, nous avons été confrontés à de plus en plus de personnes que nous ne connaissions pas davantage que ce que nous en avait dit l’intermédiaire nous ayant mis en relation, soit la plupart du temps un positionnement dans un réseau familial ou professionnel. Il fallait dans ces cas opérer avec prudence : étant présenté comme quelqu’un de pas tout à fait étranger, mais pas non plus comme un local, nous sentions souvent la suspicion planer sur les entretiens, nos interlocuteurs n’étant pas familiers avec l’ethnologie qu’ils peinaient à définir précisément. Le cadre formel des entretiens enregistrés, où nous étions reçus au domicile des enquêtés, tranchait avec le ton bon-enfant des conversations habituelles où la plaisanterie et l’ironie sont maniées comme autant de moyens d’euphémiser des propos qui pour autant n’en sont pas moins sérieux.

      De plus, nous nous présentions nous-même comme effectuant des recherches sur le Front national, ce qui avait pour effet immédiat de provoquer une suspicion supplémentaire, même si le reste de l’entretien n’était que très peu consacré au Front national : nous étions dès ce moment nous même un bobo parisien, avec nos chemises à carreaux et notre dictaphone, venus enquêter sur ce que l’on considérait à l’évidence comme un problème (comment justifier que l’on enquête sur un phénomène normal ?) tandis qu’eux jugeaient ce vote comme étant une solution. L’incompréhension était alors mutuelle et nous ne dialoguions qu’à sens unique, chacun essayant d’emmener l’autre vers des terrains que nous jugions pertinents.

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      Dans d’autres cas de figures, présenter notre travail de la sorte nous a conduit à d’autres biais : beaucoup ont pris contact avec nous, peu avares de paroles, à des fins militantes, considérant à la fois comme gratifiant de dialoguer avec un « universitaire » venu de Paris et comme utile de témoigner d’une situation politique qu’ils jugeaient indésirable. C’est ainsi qu’à notre retour à Paris, en septembre 2013, nous nous sommes rendus compte que nous n’avions pas réalisé d’entretiens que nous jugions utilisables et pertinents, bien que ceux-ci nous aient tout de même permis, par négativité, de progresser dans notre réflexion. De retour dans le Var en juillet 2014, nous avons pris garde de ne pas répéter les mêmes erreurs.

      Premièrement, nous avons presque cessé de conduire des entretiens directifs pour privilégier l’écoute et le dialogue. Nous nous sommes rendus à l’évidence : fort de notre bagage universitaire, nous avions lors de notre premier été essayé de faire dire ce que nous voulions entendre plutôt que d’écouter ce que nos interlocuteurs avaient à dire. De même, nous avons cessé de nous présenter comme faisant des recherches sur le Front national, n’abordant le sujet que lorsque nous y étions conduit. Enfin, nous préférions nous introduire comme étant historien ou sociologue plutôt qu’ethnologue, ce dernier terme entraînant la confusion sur les motivations qui nous animaient du fait qu’il ne soit que rarement connu des enquêtés. Se dire historien présentait de plus l’avantage d’ouvrir plus de portes, beaucoup semblaient en effet considérer que ce métier était plus « respectable », ou bénéficiant certainement du moins d’un prestige institutionnel plus grand.

      C’est ainsi que ce deuxième été sur le « terrain » s’est avéré être bien plus productif en
termes de récolte de matériau. Si nous n’avons pas réalisé d’entretiens au sens classique qu’a pris le terme, nous avons été conviés à de nombreuses réunions informelles, des ribotes (ou soirées, pour les plus jeunes), des apéritifs au comptoir des cafés, où nous avons pu à la fois dialoguer et écouter, observer et agir, sans que ne pèse la même suspicion que lors des entretiens réalisés durant l’été précédent. Sans nous faire complice d’opinions qui n’étaient pas les nôtres, nous avons eu accès à une forme de parole réservée à l’entre-soi, lorsque l’on est sûr de n’être ni jugé ni condamné par l’auditoire, même s’il nous contredit. Curieux de savoir ce que nous pouvions rechercher dans leur quotidien, beaucoup nous confiaient alors bien plus que ce que nous ne demandions. Les personnes âgées, particulièrement, se montraient volubiles lorsque nous les interrogions sur le passé. Peut-être retrouvaient-elles là l’occasion, avec un plaisir non dissimulé, d’occuper la place autrefois garantie aux anciens, celle de gardiens du savoir et des traditions locales.

De même, l’observation flottante que nous avions largement pratiqué durant l’été 2013, qui elle s’était avérée plus fructueuse que les entretiens, est de ce fait devenue observation participante. Réactivant, d’une manière plus naturelle, les réseaux de sociabilité hérités de notre scolarisation au collège local, nous avons pris part à ce temps fort de l’année qu’est la période estivale comme si nous n’avions jamais quitté les lieux, participant aux concours de pétanque, aux tournois de football, aux bals communaux, aux processions votives, aux réunions de famille. Certains, comme les « patrons » des cafés ou les boulistes, se sont habitués à notre présence et ont ainsi pu nous ouvrir des portes auxquelles nous n’aurions même pas songé sans leur expérience. Bien sûr, notre ethnographie aura souffert de cette contrainte matérielle qu’est le caractère fini et limité dans le temps du « terrain ». Nous n’avons pu, en condition d’observation optimale et directe, n’apercevoir qu’une fraction de la temporalité sociale locale, la période estivale.  Nous nous sommes attachés à obtenir le maximum de renseignements sur le reste de l’année, mais il était bien plus difficile de faire décrire le quotidien que de le vivre, ne serait-ce que dans la position de témoin. Notre propre expérience, depuis une dizaine d’années que nous avions quitté les lieux, se limitait à d’épisodiques retours sur place lors des vacances scolaires, nous ne pouvions ainsi réutiliser celle-ci comme matériau. Nous l’avons donc mis à profit pour dégager des pistes desquelles nous forgions hypothèses et interrogations, afin de nous guider lors de nos observations et conversations. Parler de l’espace public, par exemple, n’aurait certainement pas donné les mêmes résultats si nous avions mené nos observations en hiver, hommes et femmes semblant ne même plus vivre consciemment la ségrégation spatiale des sexes qui pourtant persiste.

      Nous avons donc, patiemment, dressé des emplois du temps, observé des quotidiens qui s’avéraient être différents en fonction de l’âge et du sexe des enquêtés, évoqué avec eux les temps « faibles » pour se faire une idée de ce qu’était leurs conceptions non-formulées de ce qu’était être homme ou femme. D’un autre côté, cette contrainte nous aura permis de voir des communautés villageoises durant les temps forts où elles se mettent en scène. Si nous n’avons pu observer que des vestiges d’une sociabilité plus ancienne, ces premiers pas nous guidaient lors des entretiens pour déterminer l’importance de ces moments festifs dans un passé immédiat. Aidés par une historiographie plutôt abondante de la fête en Provence, nous avons à partir de ces moments pu apercevoir les contours de la sociabilité communautaire « villageoise », et par négativité (la fête étant ici en grande partie transgression des normes qui s’appliquaient au quotidien) nous avons été guidé dans notre réflexion vers des pistes auxquelles nous n’aurions peut-être pas songé autrement.

      Ce terrain aura donc été pour nous une expérience réflexive intense : analyser ce qui, dans un premier moment passé sur place avait entravé la progression de nos recherches, nous a permis de cerner des problématiques autres que celles découlant de nos lectures. De même, confronté à une altérité à laquelle nous ne nous attendions pas, nous avons pu mettre le doigt sur les différences anthropologiques qu’induisaient les différences sociologiques. De retour à Paris, nous pouvions observer à nouveau cette différence du fait de notre position sociale d’étudiant. Nous savions que la pratique du terrain était une interaction mutuelle plutôt qu’une observation unilatérale. Être confronté à cette expérience est, pour l’étudiant en ethnologie, l’équivalent d’une analyse psychologique. Confronté à nous-même autant qu’aux « indigènes » que nous ethnographions, nous avons vécu ce terrain comme une formation par la pratique aux renoncements, à la mise en retrait et à la modestie qui, nous le pensons, sont les conditions sine qua none de la réalisation d’une recherche anthropologique.

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