Autour de l’ouvrage dirigé par Gilles Holder, L’islam, nouvel espace public en Afrique
Comme l’ont fait en leurs temps Ernst Gellner et Clifford Geertz dans leurs études les plus fameuses sur les sociétés musulmanes, les différents auteurs du recueil paru sous la direction de Gilles Holder apportent, par leur contribution, une approche appliquant les méthodes de l’introspection épistémologique et historique pour renforcer leurs solides ethnographies respectives. Considérant qu’il serait ethnocentriste d’appliquer la grille de lecture occidentale des théories classiques de l’espace public à un terrain essentiellement centré sur les anciennes colonies française d’Afrique de l’ouest, ils consacrent l’ouvrage à développer de nouveaux concepts d’analyse en les passant au crible de leurs terrains.
Rappelons, pour commencer notre lecture de l’ouvrage, les rectificatifs apportés aux lieux communs sur l’islam en Afrique par Gilles Holder en introduction : souvent pensé comme une importation, l’islam est présent dans ces régions depuis plus d’un millénaire. La course nord-africaine et ses caravanes marchandes, par le Sahara, a mis en contact les populations locales avec l’islam depuis des temps reculés. Les autorités coloniales se sont efforcées de penser la présence de l’islam en Afrique de l’ouest comme une adaptation au folklore de la religiosité locale, l’islam noir des années cinquante. Mettant en contact avec la méditerranée et les formes idéologisées de l’islam scriptural, ainsi que la pensée tiermondiste, il a pu jouer un rôle idéologique dans la résistance au colonialisme. L’islam concerne aujourd’hui un tiers des sept-cent millions d’habitants de l’Afrique subsaharienne : son poids démographique conséquent lui permet de s’assurer une visibilité importante dans les métropoles qui se développent. Sa connectivité accrue avec un islam adaptatif face à la globalisation lui permet de remoraliser par la transcendance des populations confrontées à l’échec moral, économique et politique de la décolonisation, lui donnant les attributs pour la formation d’une véritable société civile. Il est important de le rappeler, « l’explication par l’islam est toujours une faiblesse de l’esprit », dans l’ex-Afrique Occidentale Française (AOF) l’islam agit par accommodements constamment réactualisés, ouvre un espace de débat nécessaire à la démocratisation de l’espace public. Sa politisation éventuelle est plus souvent le fait de son statut de « moyen d’expression » de la société civile que d’une essence théocratique islamique. Ces mots résument parfaitement le travail effectué par ces chercheurs, et nous retiendrons dans cet ensemble quelques points pour articuler notre lecture du texte : le contexte institutionnel et administratif de l’AOF et son héritage postcolonial, la naissance des différentes sphères publiques islamiques avec la transition de l’industrialisation partielle à la postmodernité , enfin, l’occupation de l’espace public qui permet l’émergence d’une ébauche souvent encourageante de société civile citoyenne.
L’ingérence européenne en Afrique a provoqué dans les milieux musulmans africains une adaptation forcée à la modernité, en partie avec la confiscation du pouvoir politique par l’administration coloniale. Cette dernière mène une politique de développement logistique visant à recréer un simulacre de la situation de domination capitaliste de l’espace public en Europe, par le biais d’un état central fort. La classification ethnico-raciale héritée de l’AOF est identitaire et spécialisante : identitaire par les attributs raciaux et aliénants qu’ils confèrent aux propriétés de l’ethnicité, spécialisante par la nécessité économique souvent à l’œuvre derrière les découpages administratifs. L’islam soufi d’Afrique de l’ouest qu’ont stigmatisé les colons n’est pas une particularité de la religiosité africaine, un islam noir et fétichiste. Le soufisme est une tradition millénaire de l’islam, Ibn Khaldun, véritable sociologue, en fait même un des piliers du fonctionnement de l’islam dans sa Muqqadimma, au côté des Ulémas scripturalistes urbains. Le mysticisme comme le soufisme sont des notions ayant un spectre de signification très large, de la récitation des noms de Dieu au dressage de serpent chez les fakirs, la tariqa (méthode) étant particulière à chaque zawira (ordre religieux) auxquelles sont affiliés (généalogiquement ou spirituellement, souvent les deux) les Sheiks et Murabit (Marabouts). La réduction de ces diverses formes de religiosités à la catégorie islam noir tient d’une continuation de la politique des races, ainsi que d’une volonté d’isolement des musulmans d’Afrique de l’ouest de l’influence de l’idéologie contestataire qu’ils percevaient dans l’islam, notamment wahhabite.
De plus, les sheiks soufis paraissent plus contrôlables aux autorités coloniales. Les confréries et ordres se sont développés pendant la colonisation. On retrouve là une forme confrérique mêlant religieux urbain et sheiks ruraux ainsi que leurs principes d’acquisition de la baraka dans la personnification de la sancticité, soit le principe maraboutique. En plus de se placer généalogiquement et/ou spirituellement dans une filiation de sidis, le marabout fait preuve d’une exemplarité charismatique qui témoigne du haut degré de baraka dont il est imprégné. Le réseau de classifications et d’appartenances, mis en place par la rationalité du centralisme jacobin, à terme, devait mener à des formes de patronage politique grippant le dynamisme des sociétés précoloniales. Avec les indépendances, les responsables politiques héritent de l’appareil étatique colonial qui a bouleversé les anciennes hiérarchies en instaurant une monopolisation de la violence légitime par l’état, une hiérarchie administrative unique, non-locale ni apparentée. Son fonctionnement reste, dans certains cas, soumis au patronage. Comme l’enjeu des possibles pour la religiosité se situe non pas dans la prétention à accéder au pouvoir, il se déplace dans un combat pour légitimité en termes de représentativité.
Depuis l’affaire Dreyfus, l’esprit républicain français est imprégné de laïcité. Il rejette la religion dans la sphère privée ou du moins, implique « comme préférence normative la reconnaissance de la pluralité des appartenances religieuses ». La confiscation du pouvoir se traduit par un déplacement de la doxa habbermasienne d’un espace public politique vers un espace politique public verrouillé où la constitution d’une société civile par le biais de l’exaltation d’un esprit citoyen républicain était impossible. L’autonomie du religieux vis-à-vis de l’état permet aux zawiras de se développer « librement ». Elles profitent de l’ouverture de la circulation marchande et humaine entre les pays de l’AOF. Le clientélisme ethnique imposé par l’état colonial est rapidement transcendé par l’adaptation des zawiras à l’économie moderne. La croissance de l’urbanisme et celle des échanges permettent une première uniformisation de la pratique, déjà sous l’influence de l’islam scripturaliste nord-africain (toujours par le biais du trafic transsaharien par lequel l’islam africain était traditionnellement « connecté » à l’islam sunnite, malékite, orthodoxe, mais aussi de par la généralisation du hajj). Les conflits entre les zawiras portent sur la légitimité de leurs pratiques dans un esprit puritain. Pour autant, on ne peut dire qu’elles restent cantonnées à l’espace privé : elles se retrouvent coincées entre leur définition juridique et laïque et l’aspect à la fois particulier et général de la foi. L’exemple du sheik shérifien Hammallah illustre ce paradoxe. Inscrit dans la filiation d’une zawira ayant joué un rôle majeur à l’époque des états djihadistes au XIXe siècle, il est, durant la période coloniale, un pôle attirant autour de son charisme militaires comme Ulémas. Le succès de sa tariqa était tel qu’il créa une nouvelle branche dissidente de sa zawira, l’hamawiyya. Il finit par inquiéter les autorités coloniales, car il menaçait le monopole représentatif de la religion convenue, ainsi que sa hiérarchie installée. On peut voir ici une première forme de politisation de la sphère islamique et de son espace public communautaire de par la position sociale des acteurs du conflit et du poids démographique de leurs fidèles.
Le développement des sphères islamiques en Afrique subsaharienne ne peut faire le choix d’une possible accession au pouvoir politique, mais se base sur une possible influence et un pouvoir de conseil, de par sa représentativité sur le plan national. La particularité de sa foi universaliste transcende les clivages ethnico-raciaux, et oppose au verrouillage politique de l’espace public ( par l’appareil colonial et plus tard postcolonial) une sphère publique islamique indépendante, dont les arènes publiques locales gagnent rapidement en audience avec la modernité. Pendant les trente premières années des indépendances, les marabouts ont gardé la place centrale qu’ils occupaient dans l’islam africain. La mise en place d’une structure économique moderne, des hiérarchies et de la logistique qui lui sont inhérentes, a permis de voir émerger la première sphère publique islamique africaine dans les années 90. La montée en puissance de l’islam scripturaliste puritain uniformise à nouveau, mais avec les nouvelles technologies d’information et de communication, l’accroissement de la mobilité humaine et celle de l’urbanisation, son uniformisation se fait parfois plus totalisante. En ce sens, les prédicateurs, nouvelles figures centrales de la religiosité, s’opposent aux marabouts, Sheiks « classiques » car ils encouragent chez leurs fidèles une réflexivité leur permettant de se passer d’une intercession dans leur lien avec le divin. Par la même occasion, il leur offre les armes leur permettant de s’ériger en société civile, d’agir dans un débat avec les autorités, entre autre par l’utilisation de l’espace publique. Pour cela, les stratégies mises en place sont inspirées de celles imaginées par les wahhabites saoudiens, influencés par les manuels d’école de commerce américains ; elles appliquent en somme les techniques de management et de marketing de pointe dans une « marchandisation » de la religiosité. Pour comprendre cet aspect, il faut se remémorer l’importance de l’islam comme marqueur identitaire durant la période coloniale, et considérer le rôle majeur de marqueurs identitaires « stables » dans la perspective postcoloniale, ou plus largement postmoderne. Les prédicateurs sont mobiles, nationalement comme internationalement, les écoles coraniques se multiplient (permettant la lecture compréhensive et non plus l’apprentissage par coeur du texte sacré), les mosquées également, en partie grâce à l’argent des monarchies du golfe. On voit se développer des actions caritatives, des initiatives citoyennes dans les arènes publiques locales, à des fins prosélytes. La flexibilité à tous les étages, la régularité du passage des prêcheurs permet une réactualisation constante de l’interprétation (du texte comme de l’actualité, locale ou globale) et de la pratique. La formation des précheurs est également ponctuelle, leur capacité de réaction est accrue par l’importance des ramifications de leurs réseaux. On voit ainsi en Afrique de l’ouest la manière dont les sociétés postindustrielles globalisées (qu’elles aient été ou non précédées d’une industrialisation massive) revendiquent l’appartenance religieuse comme un primomarqueur identitaire, comme pour défier les théoriciens du désenchantement. Vis-à-vis de l’état jacobin et de ses hiérarchies administratives, la sphère islamique peut au mieux exercer une forme de corruption, d’influence, qu’elle subit aussi en retour.
L’accès aux N.T.I.C renforce le pouvoir normatif indépendant de l’islam. Chaque évènement est rapidement intégré par les prêcheurs à la cosmologie, un sens lui est donné en termes d’appréciation théologique, mais aussi identitaires. L’umma 2.0 permet, sans aucune contrainte, d’effectuer des pèlerinages spirituels, d’accéder aux sources d’informations indépendantes. Ainsi, chacun est connecté en direct au moment où des éléments marquants de l’identité se déroulent, et leur traduction par les prêcheurs lors des wa’za est quasi-immédiate. Le système de normes, de valeurs et de symboles que propose l’islam semble bien mieux se combiner au sens commun d’appréhension du réel de ces sociétés que les états ethnicoraciaux hérités du colonialisme, où la seule exaltation politique publique tolérée est celle des sujets à propos du gouvernant et de ses idéaux. Dans l’espace public Africain, cela se concrétise par ce que les auteurs de cet ouvrage nomment une « remoralisation » de l’espace public et politique, par la publicisation accrue de l’islam. Effectivement, la connectivité et la mobilité dans les années 90 ont permis l’intégration de la « contre-culture » moralisatrice wahhabite. La tenue blanche de ses adeptes les rend particulièrement visibles dans l’espace public. De plus, la politique de construction de centres culturels et sociaux participe à cette transformation de l’espace public, principalement urbain. L’ensemble des actes quotidiens est réappris dans les centres coraniques pour être effectués de la manière la plus morale d’un point de vue coranique De plus, comme toute autre religiosité, la démonstration publique de sa foi prend des aspects extatiques durant certains wa’za, souvent dans des stades omnisports remplis.
En s’affirmant sur l’espace publique, les citoyens-musulmans définissent leur identité et se revendiquent en tant que société civile. Les actions sociales et caritatives menées sont très médiatisées, permettent de moraliser la vie politique en instaurant ses propres préférences normatives. La politisation de la sphère publique islamique est ici : les normes dont elle a l’exclusivité de la production redéfinissent le répertoire des possibles pour le politique. De par leur représentativité, parfois très grande comme au Nigeria, les confréries peuvent mobiliser un grand réseau susceptible de faire pencher en leur faveur les décisions administratives. On peut alors dire qu’il existe réellement une société civile, ainsi qu’un espace de débat entre les autorités et la population, qui se concrétise physiquement dans l’espace public. Le cas de la célébration du Maouloud, au Sénégal, l’anniversaire du prophète suivi de son baptême dixhuit jours plus tard, est représentatif des possibles politisations de la sphère islamique. De date imprécise, le rituel qui l’entoure est également soumis à l’incertitude : certains ne fêtent que les deux jours, d’autres les dix-huit jours entre les deux dates. Alors que deux confréries se disputent la légitimité de leurs pratiques respectives, l’état tente en 2006 de « séculariser » la célébration, comme une fête nationale sénégalaise. Cet exemple marque l’apparition d’une ébauche de société civile : la représentativité des deux confréries était telle que l’état est forcé de reconnaître la pratique dans la définition mémorielle et identitaire célébrée temporellement par le calendrier de l’état. Toutefois, ceci peut aussi être vu comme la captation par ce dernier d’un flux électoral majoritaire, à travers une réaffirmation symbolique de l’autorité administrative de l’état sur le contrôle de l’espace public à travers sa prise en main législative, bureaucratique et rationnelle.
Donc, contre l’action unidirectionnelle de l’état, l’islamisation de la sphère publique (ou la publicisation de la sphère islamique) offre de nouvelles possibilités de générations communicationnelles civiles, horizontales, en même temps qu’elle dote ses disciples d’un sens réflexif critique d’appréhension du réel, adaptatif aux faits de l’actualité. Ce dernier joue le rôle d’un outil, nécessaire à l’acquisition d’un capital citoyen permettant une expression et le droit de cité de la religiosité dans l’espace public. Ainsi, en se créant les attributs d’une société civile organisée et réactive, l’espace public de l’Afrique de l’ouest se dote d’aspect réellement démocratiques.
La globalisation a entraîné l’apparition d’une sphère publique transnationale. Dans chaque état, les processus identitaires à l’œuvre dans cette sphère transnationale se répercutent dans la sphère nationale ou locale. Les élites politiques pensent trouver dans ce registre identitaire et spirituel une ressource électorale, et sont parfois enclins à la concession. De plus, en transcendant les identités particulières, l’universalisme islamique relègue les revendications régionales au second plan. On peut parler en Afrique de l’ouest d’un accommodement, d’une corruption mutuelle entre les deux sphères pour caractériser cette tension. Bien entendu, quand leur représentativité est largement majoritaire sur le plan national, les sphères publiques islamiques tendent à redéfinir le répertoire mémoriel national selon une conception identitaire « islamique ». Certains plaident une « citoyenneté religieuse », moralisée et responsable contre les élites corrompues des indépendances. Le développement de l’urbanisation, particulièrement, accroît la publicisation de l’islam, ainsi que son audience, celle-ci étant corollaire au développement de l’accès aux moyens de communication. Loin du cliché de la position stratégique du traité de Barcelone, préconisant une coopération avec des régimes autoritaires pour former un rempart à l’islamisme, le développement d’une sphère publique religieuse parfois politisée en Afrique de l’ouest démontre que celui-ci n’est pas la menace à craindre, car il fournit aux populations qui l’embrassent les armes pour raisonner contre l’arbitraire et un développement qui permet l’accès à la mobilité, et donc à l’intégration à la société postindustrielle.